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La Légion Etrangère en Extrême-Orient (1883-1897)

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De nos jours, huit emblèmes de formations étrangères au service de la France arborent la mention "Extrême-Orient" ou "Indochine". En particulier, celui du 5e REI, le "vieux régiment du Tonkin", porte sur sa soie les inscriptions "Camerone 1863", "Sontay 1883", "Bac Ninh 1884", "Tuyen Quang 1885", "Lang Son 1885", "Indochine 1945-1946 et 1950-1954". Ces noms de batailles ou de campagnes attestent le rôle primordial tenu par la Légion Etrangère dans les combats livrés par l'Armée Française sur la terre d'Asie.
Sans s'apesantir sur la description des affrontements, les pages qui suivent se proposent de décrire l'existence des soldats étrangers dans la péninsule.

La Conquête

Le 19 mai 1883, la mort du capitaine de frégate Henri Rivière au combat du pont de Papier près de Hanoï place les troupes françaises du Tonkin dans une position délicate. Dans un élan patriotique, la Chambre des Députés vote un crédit de 5.500.000 francs et ordonne l'envoi de 3.000 hommes "afin de venger ses glorieux enfants".
Parmi les unités ainsi dépêchées au Tonkin figurent quatre bataillons de Légion qui vont s'illustrer lors de la conquête de ce territoire. Quittent tout d'abord l'Algérie :
- le 1er Bataillon de Légion Etrangère (1er BLE) du chef de bataillon Donnier embarqué le 27 septembre 1883 sur le "Tonkin" et débarqué en Baie d'Along le 8 novembre suivant. Il constitue avec deux bataillons des 1er et 3ème Tirailleurs Algériens un régiment de marche.
- le 2e BLE du chef de bataillon Hutin embarqué les 27 et 30 novembre 1883 à bord de l'"Européen" et du "Châlons". Le premier navire touche les rivages tonkinois le 8 février et le second le 25 du même mois.
Désormais, avec deux interruptions de 1914 à 1920 et de 1941 à 1946, la noria des renforts légionnaires va fonctionner entre l'Algérie et le Tonkin jusqu'en 1955. Les 1.400 soldats étrangers composant les deux premières unités envoyées en Asie sont contents d'aller se battre dans un pays qui va les changer des arides djebels du Sud Oranais et correspond à leur avide désir d'aventures guerrières. Ils sont armés du fusil modèle 1874 et dotés de la tenue de campagne avec un képi à couvre-nuque et un casque insolaire. Ils portent au cou les fameuses cartouchières Négrier avec 14 paquets de munitions. Leurs chevaux de dotation sont embarqués avec eux. La traversée est longue et monotone car les militaires du rang ne sont pas autorisés à descendre aux escales et sont soumis à un service à bord rigoureux, à base de rassemblements, inspections, théories, maniements d'armes et même classes à pied sur le pont du bateau. Inaugurant une tradition qui va se perpétuer, à Port Saïd cinq Russes surnommés "les mangeurs de chandelles" désertent.
A l'escale de Singapour, les hommes accoutumés à l'Afrique comprennent qu'ils entrent dans un autre monde en voyant des nuées d'Asiatiques ravitaillant le paquebot en charbon. Haïphong les déçoit car cette petite bande de terre concédée à la France en 1874 ne comporte que quelques bâtiments. Les soldats du 1er BLE remarquent surtout "le cimetière édifié sur une digue très basse et proche de la rizière, emplacement qui occasionne la remontée des cercueils lors de la hausse de la nappe phréatique".
Le voyage d'Haïphong à Hanoï s'effectue par la Canal des Bambous à bord de canonnières ou de chalands traînés en remorque par une chaloupe remplie de Tonkinois. Les légionnaires sont très étonnés par les dents laquées et les chignons de ces autochtones et aussi par le fait que leur sexe n'est pas apparent à première vue. Ils engagent des paris à ce sujet et, afin d'empocher éventuellement la mise, vont constater "manuellement" la féminité ou la masculinité de l'objet de l'enjeu. Habitués à la sécheresse algérienne, les nouveaux débarqués contemplent avec stupéfaction les rizières, les cocotiers, les villages abrités derrière les haies de bambou. "Le paysage est peuplé de myriades d'êtres humains tous semblables, actifs, silencieux, voûtés sur la terre, en essaim d'insectes".
Hanoï leur semble une jolie ville, surtout la cité chinoise. Cantonnés à la citadelle et percevant une prime quotidienne de 20 centimes, ils sont nourris "d'une manière aussi variée que copieuse". Seuls, les chevaux arabes refusent de manger du paddy. Les premières sorties en ville se traduisent par un très vif engouement pour la cuisine locale et aussi par une abondante consommation d'alcool de riz qui ne vaut que 33 centimes le litre. Aussi quelques soldats étrangers doivent être ramenés ligotés à la citadelle par des patrouilles de marsouins.
A cette lointaine époque, les Alsaciens-Lorrains composent 45% des effectifs des corps étrangers. Les originaires des provinces perdues, très patriotes, sont fiers de porter les armes pour la France "même si le Tonkin est très loin de la ligne bleue des Vosges". Toutefois, leur ardeur à servir est tempérée par la rudesse, voire la brutalité, de leurs gradés. Ainsi l'un d'eux s'entend répondre par un sergent : "Si tu n'es pas content de trouver des asticots dans ta gamelle, tu n'as qu'à t'engager à la légion hollandaise ou chez Ménélik (1)". En outre, les Alsaciens-Lorrains acceptent mal d'être placés sous les ordres d'Allemands, à qui ils cherchent querelle lorsque ceux-ci entonnent des chansons d'outre-Rhin. L'encadrement des quatre premiers BLE envoyés en Asie est surtout formé d'officiers, de sous-officiers et de caporaux provenant des régiments de tirailleurs ou des bataillons d'Afrique ainsi que des garnisons métropolitaines et n'ayant donc aucune connaissance du milieu légionnaire.
En décembre 1883, l'état-major du Corps Expéditionnaire "dérangé" par les "débordements" des légionnaires à Hanoï les envoie au combat munis de quatre jours de biscuits, de 144 cartouches et d'un casque en liège insolaire recouvert d'une étoffe brune. Ils prennent la route de Sontay, ville tenue par 25.000 réguliers chinois ou Pavillons Noirs. Le 15 décembre 1883, l'assaut est donné et le légionnaire Minnaërt (2) plante le drapeau français sur la muraille de la citadelle, où il entre en même temps que le commandant des fusiliers-marins. La Légion déplore dix tués dont le capitaine adjudant-major Melh, premier officier de la Légion tombé en Indochine. Les soldats étrangers récupèrent trois étendards noirs flottant sur la citadelle, ce qui fait dire à l'un d'eux : "Ils ont étendu leur lessive". En outre, ils s'emparent de nombreux trophées ; le soir de leur entrée dans la ville, ils dansent déguisés en mandarins. Ils ont été surpris par le courage de leurs adversaires, mais horrifiés par les mutilations que ces derniers ont fait subir à leurs camarades blessés. Dès lors, ils se livrent à des représailles sur les captifs. La présence des 800 auxiliaires tonkinois du chef de batailon Berteaux-Levilain entraîne tout d'abord les sarcasmes des rudes légionnaires étonnés par leur aspect exotique et assez peu guerrier. Ce sentiment évolue rapidement étant donné l'ardeur au combat manifestée par les Asiatiques.
Le 2e BLE arrive en février 1884 en compagnie du général de Négrier. Ce dernier, qui a commandé la Légion en Algérie, jouit dans le corps d'un très grand prestige. Un légionnaire écrit à ce sujet : "Nous étions sa Légion, il comptait sur nous, nous allions lui prouver que nous étions dignes de sa confiance et de son estime". En 1884, de Négrier déclare aux Etrangers lors de l'embarquement du 3e BLE : "Vous autres légionnaires, vous êtes soldats pour mourir, je vous envoie où l'on meurt". Sous ses ordres, le corps va s'illustrer. Les 1er et 2e BLE devant prendre Bac Ninh, le général de Négrier dit alors au lieutenant-colonel Duchesne du 1er Etranger : "A la Légion, l'honneur d'entrer dans Bac Ninh". Les Etrangers prennent successivement Dap Cau puis le 12 mars 1884 la citadelle. Le légionnaire Minnaërt, encore lui, pénètre le premier dans la forteresse. Plus tard, la Légion avançant vers Phu Lang Thuong est arrêtée, car elle ne dispose pas de sampans pour franchir le Fleuve Rouge. Le tirailleur tonkinois Quan Nhan plonge et va récupérer avec ses camarades trois embarcations sur la rive opposée distante de 100 mètres. Au cours de ces opérations, chaque unité étrangère est accompagnée de 200 coolies dont 8 brancardiers.
Le 1er juin 1884, deux compagnies du 1er BLE vont occuper Tuyen Quang sur la Rivière Claire. L'avance de cette colonne est ponctuée de nombreux cas d'insolation car "tout homme qui ôte son casque deux minutes tombe foudroyé". Les fièvres du pays sont terribles et souvent mortelles. En outre, les corps vêtus d'effets de drap sont couverts de bourbouille et de dartres annamites bien que chaque homme ait perçu un éventail en papier. La petite garnison sous les ordres du chef de bataillon Dominé du 2e Bataillon d'Afrique comprend les 5e et 2e compagnies du 1er BLE (capitaines de Borelli et Moulinay), ces deux formations étant placées sous l'autorité du capitaine Cattelin, et la 8e compagnie du 1er Régiment de Tirailleurs Tonkinois commandée par le capitaine Dia. La canonnière "La Mitrailleuse", la 1re section et la 2e Batterie bis d'Artillerie de Marine, 8 sapeurs du 4e Génie, 11 infirmiers et ouvriers de la 15e section soutiennent les légionnaires et les tirailleurs tonkinois. Ces derniers sont rejoints par leurs épouses et leurs enfants venus sans autorisation le 23 décembre alors que la position est sur le point d'être encerclée.
Du 23 janvier au 3 mars, la garnison défend la citadelle contre les assauts de 20.000 réguliers chinois et Pavillons Noirs. A diverses reprises, les hommes du capitaine Cattelin sont impressionnés par le courage de leurs frères d'armes asiatiques.. Ainsi des tirailleurs se joignent aux 25 légionnaires tireurs d'élite qui abattent les Chinois comme "au tir à la foire", les coups réussis étant signalés, du moins au début du siège, par une allègre sonnerie de clairon : "le Rigodon". Le capitaine Dia est d'ailleurs tué d'une balle au front au cours d'une opération de ce type. De même, les combattants du 1er BLE commentent favorablement la conduite de Pierre, l'interprète chinois du commandant Dominé, atteint mortellement par un obus en circulant dans la citadelle. Egalement, à plusieurs reprises, un caporal tonkinois se dévoue pour porter des messages en se laissant descendre au fil du courant de la Rivière Claire. Revenu à son unité, il repart le 21 février avec une lettre demandant des renforts, car "bientôt les forces et la santé de mes hommes pourraient trouver leur terme" écrit le chef de la place.
Le 16 février, la colonne de secours du colonel Giovanninelli s'est déjà mise en route. Elle comprend entre autres unités une compagnie et demie du 1er BLE qui l'a rejointe à Phu Doan. Après un très dur combat le 2 mars 1885 à Hoa Moc, qui coûte aux Français 27 officiers et 600 hommes tués ou blessés, la citadelle de Tuyen Quang est libérée le lendemain. Pratiquement, "à un moment ou à un autre, tous ses défenseurs ont été touchés, éraflés, brûlés ou commotionnés. Sur 390 légionnaires, 32 sont morts et 126 blessés ; seuls 180 sont encore en état de combattre". Ce fait d'armes est resté l'un des plus éclatants de la Légion. Le capitaine de Borelli écrit peu après un émouvant poème : "A mes légionnaires qui sont morts".
Alors que Tuyen Quang est encerclé, les autres formations étrangères ne sont pas restées inactives. Le 3e BLE du chef de bataillon Schaeffer est arrivé au Tonkin en janvier 1885. Il forme avec le 2e BLE du commandant Diguet et le 2e Bataillon d'Afrique, le 4e Régiment de Marche de la 2e Brigade sous les ordres du général de Négrier. Cette dernière doit agir contre l'armée chinoise du Kouang Si occupant la région de Lang Son. La ville est atteinte le 13 février, le 2ème BLE en tête de la colonne va cantonner dans la citadelle. Les deux bataillons étrangers marchent ensuite sur Dong Dang "porte de la Chine". Celle-ci est atteinte par la 4e Compagnie du 2e BLE qui dynamite le monument le 7 mars (3). Le 3e BLE quant à lui prend part le 23 mars à l'attaque des cinq forts de Bang Bô en territoire chinois. Un légionnaire qui signe Bon Mat écrit alors que "les soldats étrangers trouvent normal d'envahir la Chine avec 3.000 hommes car de Négrier les accompagne". Toutefois, les Français se heurtent à de tels obstacles qu'ils sont contraints de revenir à Lang Son sous la protection des légionnaires qui à plusieurs reprises doivent contre-attaquer à la baïonnette pour sauver la situation.
Le 28 mars, les deux BLE défendent Ky Lua contre des "nuées de Chinois", puis retraitent en bon ordre. Cependant, en traversant Lang Son, quelques étrangers ne peuvent résister à la tentation de se désaltérer avec des barils de vin et de tafia abandonnés par le Commissariat de la Marine. Le lieutenant-colonel Herbinger, qui a succédé à la tête de la 2e Brigade à de Négrier, rétorque que "15 à 20 de ses hommes se sont certes saoulés, mais qu'en tout état de cause, les responsables auraient dû briser ces tonneaux". Quoi qu'il en soit, les 1er et 2e BLE assurent l'arrière-garde de la colonne jusqu'à Chu, atteint le 1er avril.
Le 21 janvier 1885, le 4e BLE transporté sur le "Canton" débarque à Kelung (Formose). Au cours de la traversée, quelques légionnaires sont atteints du choléra. Sous les ordres de l'amiral Courbet, le bataillon refoule les Chinois au delà de la rivière Tam Sui et prend le camp de Louan-Louan. Les opérations ayant pris fin le 17 mars, il rentre au Tonkin, d'abord à Phu Nho Quang, puis à Dap Cau.
Au cours de l'année 1886, les quatre corps Etrangers vont mener une existence moins mouvementée que par le passé. Le 1er BLE renforcé par une section du Génie et 500 coolies est utilisé à des travaux de route. Le 2e BLE traque les pirates dans le secteur de Phu Long Thuong et de Thaï Nguyen. Sa 3e Compagnie se transforme en unité montée sur des chevaux locaux qui "étant donné la carrure des légionnaires paraissent de la taille d'une chèvre". Le 28 mars 1886, le 3e BLE réussit, guidé par des autochtones, l'ascension du Mont Bavi. Le 4e BLE enfin entre dans la composition d'une colonne se dirigeant vers Lao Kay, sa 2e Compagnie étant désignée pour tenir le poste.
Après trois ans de séjour dans la péninsule, les légionnaires ont pris l'exacte mesure du pays. Ils se familiarisent avec la nature tonkinoise qui exerce même une certaine fascination sur eux. Ainsi, en 1884, un caporal en route pour Tuyen Qang est sensible "au point de vue touristique de la Rivière Claire et à la douce lumière se reflétant sur l'éventail des palmiers".
Mais, sans cesse en opérations, les soldats étrangers ont peu de contacts avec la population, hormis avec les coolies qui les accompagnent en colonne ou travaillent avec eux sur les chantiers. Hommes durs, voire brutaux, ils sont habitués à rudoyer les algériens et font de même avec les asiatiques. Les moeurs étranges et la politesse cérémonieuse des Annamites les déroutent : cependant, ils apprécient leur habileté dans les travaux manuels et leur ardeur à l'ouvrage. Peu à peu, des relations se créent. En 1883, après la prise de Sontay les hommes du 1er BLE évacuent les habitants "sans bruit ni tapage". En 1885, les difficultés de ravitaillement qu'ils éprouvent à Lang Son sont résolues en partie par un réseau de "petites amies autochtones" qui vont chercher des vivres dans le delta. Le 3e BLE en 1886 se fait précéder de 100 Muongs "dans un pays qui reste à explorer". Le 16 juillet 1886, il délivre près de Hoa Binh un village dont les paysans sont fréquemment pillés par les pirates.
Le 1er janvier 1887, 7.910 légionnaires ont déjà combattu au Tonkin depuis 1883, et se sont accoutumés à coopérer avec les tirailleurs tonkinois. Petit à petit, les Etrangers ont constaté que les "demoiselles", ainsi qu'ils surnomment les Asiatiques, sont en réalité de précieux auxiliaires connaissant bien la brousse et "pouvant subsister plusieurs jours avec une boule de riz". Désormais, appréciant leur habileté à se déplacer sans bruit, ils les baptisent "les mille-pattes".
En 1887, un document affirme ; "Au Tonkin, à Formose, comme partout, les légionnaires ont été dignes de leurs devanciers. Ils ont bien mérité de la France".
En 1887, un diplomate britannique écrit : "Maintenant que les Français ont le Tonkin, il leur reste à le conquérir". Dans ce but, la Légion Etrangère, formation métropolitaine de l'Armée d'Afrique, va détacher en permanence des unités dans la péninsule. En effet, la loi du 30 juillet 1893 qui organise l'Armée Coloniale prévoit dans son article premier "l'emploi de la Légion en son sein mais seulement en cas d'expédition et en particulier s'il y a insuffisance numérique d'engagés volontaires et de rengagés français dans les corps destinés aux colonies".
Dès lors, les bataillons étrangers vont participer à la poursuite incessante de "bandes disparaissant rapidement sous la menace et réapparaissant dans une autre région avec la complicité des populations qu'elles rançonnent". Les légionnaires sillonnent le pays en créant des postes. En 1897, le 1er BLE occupe la région de Cao Bang, le 2e celle de That Khe, le 3ème cantonne à Tuyen Quang et le 4ème stationne à Lao Kay et Yen Bay. La création le 6 août 1891 de quatre Territoires Militaires articule ceux-ci en dix cercles et soixante-sept implantations militaires.
L'existence des légionnaires se partage entre l'accomplissement de colonnes "en coup de lance" et la construction de postes. Lourdement chargés, vêtus trop chaudement pour le climat du pays bien que la vareuse en molleton soit remplacée par un "cai ao" local plus léger, les Etrangers s'enfoncent dans la brousse. Alors, "la colonne devient un reptile se glissant au milieu des bosquets de bambous, les soldats conquis par le mystérieux charme de la nature ressentent un frisson d'angoisse". En opérations, l'organisation des forces respecte un panachage rigoureux entre européens et tonkinois. La mission de ces derniers consiste en la surveillance des coolies qui s'enfuient en jetant leur charge au premier coup de feu. Les légionnaires préfèrent marcher avec des tirailleurs originaires de la Haute Région qu'ils estiment plus fiables que ceux du delta. Les Etrangers placés en général à l'arrière du convoi sont souvent accompagnés par les femmes des militaires autochtones qui par jeu ont ralenti leur allure pour les rejoindre. Ils ne réussissent pas toujours à les chasser de leurs rangs, leurs injonctions ne recueillant "qu'un sourire dévoilant leurs belles dents laquées de noir et une bordée de paroles qui doivent être drôles car toutes les femmes éclatent de rire en dévisageant avec effronterie les légionnaires".
Ces colonnes sont peu efficaces. Lorsque le combat s'engage, sur cinquante Etrangers, seuls dix sont en état de se battre. Beaucoup, harassés, restent en route et sont désarmés sur le champ afin que leur équipement ne tombe pas aux mains de l'adversaire. L'un d'eux, encouragé à continuer la marche, répond à son capitaine : "Je n'en ai rien à foutre, qu'ils me coupent la tête une bonne fois pour toutes". Pour inciter leurs compagnons éreintés et gisant sur la piste à rejoindre leur poste, les légionnaires font brûler des allumettes sous la plante de leurs pieds. A ces convois ralentis par les coolies, les Etrangers préfèrent les petits détachements dont les hommes ne portent qu'une toile de tente roulée, leurs armes et 144 cartouches. Ainsi, ils arrivent parfois à surprendre les pirates. Mais en dépit des résultats relativement infructueux des grandes opérations, les soldats des quatre BLE sont toujours volontaires pour y participer. En 1895, le chef de bataillon Famin déclare que lors de la prochaine opération de Ba Chau "il n'y aura ni pain, ni vin, mais des coups de fusils à recevoir". Sur le champ, de nombreux Etrangers sont candidats pour partir avec lui. Le colonel Galliéni lors de la colonne de Lung Lat constitue un groupe spécial de cinquante volontaires de la Légion, "la colonne infernale", sous les ordres du capitaine Verreaux du 1er RE. Les légionnaires se plaignent surtout des fatigues inutiles occasionnées par les opérations à gros effectifs. De 1887 à 1909, 271 d'entre eux sont tombés au combat alors que 2.707 sont morts de maladie. En 1889, comme chaque année, les tombes du cimetière de Sontay sont relevées et les corps exhumés jetés à la fosse commune. Le commandement ne désire pas en effet agrandir le champ funéraire pour ne pas porter atteinte au moral des militaires.
En 1882, un bataillon de marche du 1er RE est formé sous les ordres du chef de bataillon Tournier. Fort de 20 officiers et de 695 légionnaires, il occupe le Haut Mékong. Il stationne en particulier à A Ki Khoai où il est doté d'un canon-revolver et d'une pièce de 80, ainsi qu'à Khong. En 1893, le lieutenant Oûm du 2e RE est affecté à la Mission Pavie. Lorsque les Etrangers ne participent pas aux colonnes avec des effectifs allant de 75 à 800 hommes, ils construisent des postes. Outre de très rudes travaux (à Tien-Phong le sommet d'un piton doit être abaissé de sept mètres pour construire les bâtiments) ils souffrent sur la frontière de Chine d'un ravitaillement insuffisant. Ce dernier est constitué en guise de "vivres frais", de macaroni et de riz, l'alimentation étant cependant améliorée par les jardins potagers et les élevages de porcs des postes. Les conditions sanitaires sont médiocres ; ainsi à Cang Poun, le lieutenant de Menditte du 1er BE note laconiquement en 1896 "19 septembre : mort d'un légionnaire de dysenterie ; 20 septembre : un tirailleur meurt de dysenterie et un légionnaire de bilieuse hématurique ; 23 septembre : un légionnaire décède de la même maladie que son camarade ; 24 septembre : mort d'un légionnaire victime d'un abcès pernicieux". Il est vrai que dans ce lieu proche de la Chine, la température enregistrée le 10 août est de 28° et de -4° le 21 décembre suivant.
Une fois le poste construit y compris le four à pain et les locaux disciplinaires (ceux de Chang Poun abritent "un hercule de foire belge, une bête fauve"), l'Infanterie de Marine vient relever la Légion qui part édifier une autre position. Aussi, un légionnaire chevronné s'écrie : "J'ai déjà fait les charpentes de cinq postes et au moment où je posais les tuiles, nous recevions l'ordre de partir pour céder notre place aux marsouins. Je n'ai jamais habité que des paillotes avec les rats, les mille-pattes pour camarades de lit". Une certaine rivalité oppose la Légion et les Troupes de Marine. Celles-ci dirigent en effet vers les corps étrangers nombre d'hommes chassés pour ivrognerie ou mauvaise conduite dont elles entendent se débarrasser. Un officier du 1er RE, Omer, déclare : "La Légion n'est pas un tas de fumier destiné à recueillir les coloniaux éliminés de leur corps pour de nombreuses fautes". En outre, les cadres supérieurs du 4e BLE se plaignent de ne pas recevoir des commandements de leurs grades, aucun n'étant placé à la tête d'un territoire militaire. Seuls, le lieutenant-colonel Donnier remplace en 1886 le général Giovanninelli à la tête de la 3ème Brigade et en 1897 le chef de bataillon Betboy assume par intérim la responsabilité du 3e Territoire Militaire (4). Pourtant nombre d'officiers légionnaires, tels les chefs de bataillon Bergougnoux, Betboy et Nouvel, se montrent très efficaces dans la répression de la piraterie. Ils savent allier les qualités militaires des légionnaires et celles des tirailleurs tonkinois "qui le 2 janvier 1887, côte à côte, la charge étant sonnée, s'élancent à l'assaut de la position de Deo Go fortement tenue par l'importante bande de Bo Giap". Plus tard, le capitaine Breton fait opérer ses Etrangers avec une milice de 100 Muongs.
Eloignés des villes, les hommes des BLE ont peu de rapports avec la population. Toutefois, beaucoup dans les postes commencent à contracter des "mariages à la mode locale". Les unions éphémères sont plus ou moins tolérées par les officiers qui "se réservent les plus belles jeunes femmes".


(1) Ménélik, Négus d'Ethiopie.
(2) Le légionnaire Minnaërt était déjà célèbre pour ses exploits tapageurs au Village Nègre et à la cantine du 1er RE de Sidi Bel Abbès. Cet établissement était tenu par l'arrière-grand-mère de l'auteur, décorée comme vivandière du Régiment Etranger lors de la campagne du Mexique. La fille de cette dernière a plus tard épousé le sergent Charles Schaâl natif de Sélestat et ancien du siège de Tuyen Quang.
(3) Sur les décombres, le général de Négrier fait afficher la sentence : "Le respect des traités vaut mieux que des portes aux frontières".
(4) En 1927, le colonel Maire du 1er RE se plaint que "la promesse à peu près formelle qui lui avait été faite de placer un officier supérieur de la Légion à la tête du territoire de Lang Son n'ait pas été tenue". Il ajoute amèrement qu'il a appris plus tard "que les coloniaux ne pouvaient admettre qu'un officier métropolitain put administrer une parcelle quelconque de nos colonies".

Colonel Maurie RIVES

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