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L'internationale des artistes sans bagages

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31.07.2013

Depuis sa première manifestation en 1980, la Fondation Pierre-Gianadda privilégiait deux types d'exposition. Les plus nombreuses étaient monographiques, rétrospectives ou consacrées à une partie remarquable d'une oeuvre illustre. D'autres, moins fréquentes, se fondaient sur un musée ou une collection privée, dont elles retenaient une anthologie. L'actuelle exposition fait exception à cette règle tacite. Intitulée "Modigliani et l'école de Paris", elle traite de la présence des artistes de naissance étrangère à Paris dans le premier quart du XXe siècle et de la formation d'un "milieu" artistique international à Montmartre et Montparnasse.

Amedeo Modigliani en est la figure centrale, lui qui venait de Livourne, mais Chaïm Soutine, né près de Minsk, aurait pu l'être aussi légitimement et il tient donc une place remarquable dans l'accrochage, non moins que le Roumain Constantin Brancusi. Le Lituanien Jacques Lipchitz et le Moscovite Léopold Survage y sont présents, bien que moins connus, et, encore moins souvent étudiés, ainsi que le Tchèque Georges Kars ou le Chilien Manuel Ortiz de Zarate. Il y a donc deux expositions en une.

La plus annoncée, et donc la plus attendue, rend hommage à Modigliani en une trentaine d'oeuvres, nus et portraits peints et têtes sculptées dans la pierre, venues pour partie de collections privées et publiques suisses. La seconde, plus originale, a pour sujet le séjour des artistes étrangers en France avant, pendant et après la première guerre mondiale, à laquelle quelques-uns ont participé, tel le sculpteur d'origine russe Ossip Zadkine, engagé dans la Légion étrangère – comme avant lui le Suisse Blaise Cendrars.

Cette inflexion dans la politique de la Fondation s'explique par son rapprochement avec le Centre Pompidou. Ce dernier est le prêteur de plus des deux tiers des oeuvres, dont quelques-unes célébrissimes : la toujours sidérante Femme assise dans un fauteuil, de Picasso, de 1910, le plâtre de Princesse X, de Brancusi, la Tête blanche et rose, de Matisse, et aussi les Modigliani. Par ailleurs, le Musée national d'art moderne projette le réaccrochage de ses collections permanentes à partir d'une réflexion renouvelée sur la géographie des échanges et des connivences artistiques tout au long du XXe siècle. Cette démarche est conduite par la directrice adjointe du musée, Catherine Grenier. Or cette dernière est la commissaire de l'exposition de Martigny, qui apparaît ainsi comme une expérience, une manière de mettre à l'épreuve les notions que cette nouvelle présentation doit rendre mieux visibles : circulation, hybridation, internationalisation.

 Modigliani en est un cas exemplaire. Né dans une famille juive de Livourne en 1884, il arrive à Paris fin janvier ou début février 1906. S'intégrant à la "bohème" parisienne – c'est-à-dire cosmopolite –, il rencontre le Chilien Zarate, puis l'Espagnol Picasso, le Néerlandais Van Dongen, son compatriote l'Italien Gino Severini, l'Allemand Ludwig Meidner et un poète à la nationalité incertaine qui vit sous le pseudonyme de Guillaume Apollinaire, tout cela avant que l'année 1906 s'achève. Il y a aussi des artistes nés en France dans le cercle de ses relations, André Derain et Max Jacob.

Mais ces questions de nationalité n'ont, pour eux, aucune importance et c'est là le point majeur : à Paris, avant 1914, ce qui est remarquable est que l'identité nationale n'intéresse pas les artistes et n'est donc pas un critère de distinction. Les nouveaux venus parlent entre eux, mal ou bien, une langue commune, à base de français – le français pittoresque, fautif et expressif que Picasso et Chagall ont parlé jusqu'à leur mort.

Dans cette langue, ils s'entretiennent d'abord des grands anciens, de Cézanne et de Gauguin – que Modigliani et Meidner découvrent ensemble au Salon d'automne de 1906. Vers 1909, ils commencent à discuter du cubisme, qu'ils interprètent dans des sens différents. Modigliani n'en retient que le droit d'épurer les corps pour garder leurs lignes directrices. Survage et Severini, comme l'Espagnol Juan Gris et le Hongrois Alfred Reth, en tirent des conséquences plus complètes et risquées, de la diffraction des formes initiales des objets en une multiplicité de plans découpés jusqu'à l'introduction du collage et de l'écriture.

Le cubisme, ainsi considéré, est une internationale. La démonstration s'accomplit dans l'exposition d'une oeuvre remarquable et connue – la Nature morte au livre par laquelle Gris rend hommage à l'ami et poète Max Jacob en 1913 – à une oeuvre remarquable et peu connue, le Portrait de Paul Fort – autre poète – par son gendre Severini en 1916. A propos de cet assemblage se pose du reste une question rarement rencontrée en histoire de l'art : la moustache placée au centre de l'oeuvre est-elle postiche ou réelle ? On la suppose postiche, mais une vérification ne serait pas inutile.

L'autre point commun entre ces jeunes gens qui ne reçoivent plus les mandats promis par leurs parents, ces voyageurs sans beaucoup de bagages, ces exilés pour cause d'antisémitisme ou d'opinions politiques "dangereuses", c'est en effet la conviction qu'il faut tout essayer, tout de suite, ne tenir compte d'aucun interdit et faire de l'imprudence la seule méthode acceptable. Appliquée aux moeurs, elle a parfois des effets désastreux : l'abus d'alcool et de stupéfiants est l'une des causes de la mort précoce de Modigliani, en 1920, à trente-six ans, et donc aussi du suicide de sa compagne, Jeanne Hébuterne, le lendemain, alors qu'elle est enceinte de huit mois.

Appliquée à l'art, elle incite Modigliani à prendre exemple sur Brancusi, qui est alors tout aussi méconnu que lui, et à persister dans le sens qu'ils se sont fixé en dépit du peu de compréhension – litote – dont font preuve marchands et collectionneurs, à l'exception de Paul Guillaume ou Roger Dutilleul. La même remarque vaut pour l'immense majorité de ceux qui se trouvent réunis autour de lui. Il faut, en visitant, oublier un moment combien sont devenus célèbres, des décennies plus tard, les artistes qui produisaient alors, vers 1910, alors qu'ils avaient entre vingt et trente ans, des oeuvres dont ils pronostiquaient en se moquant qu'elles n'auraient aucun succès immédiat. Mais ils allaient néanmoins au terme de leurs désirs et de leurs expériences. Ils ne cherchaient pas le succès mais l'accomplissement, au prix de la misère au besoin.

Quand, en 1909, Chagall a peint Le Couple, avec ses disproportions, ses couleurs "sales" et ses apparentes "naïvetés", et a assis dans le lit du nouveau-né la mort avec sa faux, il savait qu'il ne plairait pas et ne vendrait pas son tableau. Dans ces années-là, pour Picasso, pour Gris, pour Modigliani assurément et même pour Matisse, la situation a pu paraître sans espoir. Ils continuaient cependant, sans doute d'autant mieux que d'autres travaillaient dans le même sens – d'autres qui venaient d'aussi loin qu'eux et étaient leurs interlocuteurs principaux. Le Néerlandais Mondrian comme le Tchèque Kupka auraient eu leur place dans ce récit et cette analyse. C'est à la formation de leur monde, par agrégat d'individus aux provenances extrêmement diverses, que fait assister l'exposition, et c'est en cela qu'elle est une réussite.

Modigliani et l'école de Paris. Fondation Pierre-Gianadda, 59, rue du Forum, Martigny, Suisse. Tous les jours de 9 heures à 19 heures. Entrée : 20 CHF (16 euros). Jusqu'au 24 novembre. gianadda.ch

Philippe Dagen (Martigny (Suisse)


Traduction

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