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Lettres du Légionnaire Paul Gusdorf à son épouse Marthe 1914-1918

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Lettre du 12 décembre 1914

Madame Paul Gusdorf  22 rue du Chalet  Caudéran

Lyon, le 12 Décembre 1914

Chérie,

J’ai reçu hier la carte et aujourd’hui une de Mr. Devilliers : en ce qui concerne tes lettres, j’en ai reçu 2, 1 de Bayonne et 1 de Bordeaux ainsi qu’une carte de Cambo. Enfin, n’oublie jamais de mettre 2° Comp. sur l’adresse !
Je suis heureux d’apprendre que le Commissaire de Caudéran t’a paru moins sévère que celui de Bayonne et je suis persuadé que tu n’auras pas d’ennui là-bas. Mais, comme déjà dit, il faut s’attendre d’entendre par ci par là un mot aigre doux sans y prêter l’oreille.
Les derniers vrais légionnaires s’apprêtent à quitter Lyon, c’est dommage car ce sont des types vraiment intéressants. Il faut les voir faire leur ménage : comme de véritables femmes ! Ils lavent et lissent leur linge d’une façon impeccable et ils se gagnent même quelques sous en travaillant pour les camarades plus ou moins fortunés !
Les volontaires arrivent toujours et de tous les côtés : Un envoi de Grecs vient d’arriver et il paraît qu’un millier de ces gaillards vont encore débarquer sous peu. Ce sont des hommes qui ont tous fait la guerre des Balqans (1) et qui sont même accompagnés de leurs officiers. Crois-tu que des gens comme cela vont offrir leur vie à l’Allemagne, combattant uniquement pour l’honneur ?
Je t’ai envoyé hier soir un journal suisse (de Genève) qui se vend beaucoup ici : tu as sans doute lu l’article sur les impressions en Allemagne. Certes, les classes pauvres doivent commencer à murmurer et à se demander combien de temps cela va durer encore ! Mais comme tous les hommes valides ont été appelés sous les drapeaux, ce ne sont certes pas les femmes et les gosses qui vont faire la révolution là-bas ! Et voilà comme ce rêve du soulèvement du peuple allemand s’écroule. Tu as lu sans doute que les Socialistes ont voté en bloc les 5 Milliards pour la guerre : seul Liebknecht (2) a voté contre, 1 homme parmi plus de 100. En attendant Guillaume se fait soigner à Berlin (3) et le populo l’acclame ...
Nous avons été vaccinés aujourd’hui pour la troisième fois : l’autre jour, cela m’a travaillé dur, aujourd’hui je ne sens rien ... Il est près de 8 hs, je suis retourné après la soupe pour travailler encore un peu. Quant à la vie ici, je m’y suis bien habitué maintenant : la nourriture s’est sensiblement améliorée et est bien potable. Mais personne ne sait combien de temps cela va durer et il se peut fort bien que du jour au lendemain nous recevrons l’ordre de rejoindre le 1° Régiment Etranger à Sidi Bel Abbès (Algérie).
As tu revu Mme Plantain ? Mr. D. (4) m’écrivait aujourd’hui qu’ils allaient réintégrer leur maison, probablement au début de la semaine prochaine. Il doit regretter de perdre cette source de revenus !
Je crois que nous avons encore à Maehler-Besse (5) 1/2 barrique de vin ; bien entendu tu ne paieras pas cela car cette facture tombe sous le coup du moratorium. Madame Robin (6) va certainement faire des mains et des pieds pour avoir son terme, mais là aussi ne paie pas jusqu’à ce que la banque recommence à payer les intérêts en retard. Je suis curieux de savoir si Leconte va nous envoyer nos 1500,- Frs d’intérêt du capital engagé et payables commencement janvier. De toute façon, j’espère bien que d’ici Pâques la guerre sera bel et bien terminée. Nous gagnons journellement du terrain et la pression économique commence certainement à se faire sentir de l’autre côté du Rhin.
Les croiseurs allemands coulés en Amérique du Sud (7) vont encore faire saigner le coeur de Guillaume ! Espérons que les 3 derniers (Dresden, Bremen, Karlsruhe) ne survivront plus longtemps.
Comment vont les enfants ? Ce sera une triste Noël pour eux cette année et c’est doublement dommage parce que Suzanne et Georges comprennent maintenant bien. Il n’est guère possible de se revoir à Noël : je n’aurai pas de permission ici et le prix du voyage en 3° Bx-Lyon et retour (8) sera d’au moins 65 Frs. Et puis pour les quelques heures ! Car je ne pourrais même pas découcher ; on est si sévère ici !
La plus heureuse doit être Hélène de revoir tous ses parents !
1000 baisers pour toi et les enfants et mes amitiés pour tout le monde.
Paul


Notes (François Beautier)
(1) "Guerre des Balkans" : référence aux deux “guerres balkaniques” de 1912 et 1913. 
(2)  "Liebknecht" : Karl Liebknecht (1871- 1919) marxiste révolutionnaire allemand, membre du Parti social-démocrate, antimilitariste, internationaliste, député au Reichstag. En août 1914, il s'oppose au vote des crédits de guerre ; en décembre 1914 au Reichstag il s'oppose à la consigne de son parti en votant contre ces crédits de guerre.
(3)  "Guillaume" : la presse française du 11 décembre 1914 annonce que l'empereur d'Allemagne Guillaume II, malade de la gorge, se retire à Berlin, laissant le commandement suprême des armées au kronprinz (son fils). La presse britannique annonce le 19 décembre que, soigné de sa dépression, il reprend le pouvoir.
(4)  "Mr D." : Mr Devilliers, ami des Gusdorf à Caudéran.
(5)  "Malher-Besse" : société bordelaise renommée de négoce de vins et spiritueux.
(6)  "Madame Robin" : les Robin sont les propriétaires de la maison louée par les Gusdorf à Caudéran.
(7)  "Croiseurs allemands coulés en Amérique du Sud" : évocation de la bataille navale dite des îles Falklands (au large de l’Argentine) du 8 décembre 1914, au cours de laquelle l’escadre anglaise coula 4 croiseurs lourds allemands, le Liepzig, le Sharnhorst, le Gneisenau et le Nurenberg. L’Allemagne n’eut dès lors plus que trois croiseurs lourds à sa disposition.
(8)  "voyage en 3° Bx-Lyon et retour" : aller-retour en 3ème classe Bordeaux-Lyon.

Carte postale 10 décembre 1914


Carte postale  Madame Marthe Gusdorf  22 rue du Chalet 22 
Caudéran

le 10 Décembre 1914 

Chérie,

  Je viens de recevoir ta lettre du 7 et celle du 2 de Bayonne ainsi que la carte de Cambo me sont parvenues hier. Mr. Robin m’a écrit au sujet du loyer et je lui ai répondu hier qu’étant sous les drapeaux je bénéficie du moratorium. Qu’en conséquence je refuse de payer pour faire valoir mes droits, mais que je m’efforcerai de lui payer prochainement partie ou totalité du terme, sans préjudice pour mes droits et dans l’unique but de lui faire plaisir. Donc ne paie rien jusqu’à nouvel ordre et attendons les avis de la banque si les intérêts sont payés. Gelischrautksystem 1903 1234 (1). Le premier cran après l’interruption ne compte pas. Plantain (2) m’écrit une longue lettre dans le puits d’une mine près Béthune. Je t’avais dit que Lang a été blessé à la tête en même temps que Rickwig (3) aux jambes. Nous avons demain un départ pour le front et dans une huitaine un autre. Il est aussi question d’un prochain départ pour l’Algérie, mais rien n’est officiel pour ce dernier.
J’espère que tout le monde va bien et t’embrasse ainsi que les enfants. 
Paul
Mes amitiés à la famille Devilliers. Le bonjour à Hélène. L. (4) ne viendra pas à Bordeaux - je ne marche pas.

Notes: (François Beautier)
(1) "Gelischrautksystem 1903 1234" : Paul donne à Marthe la marque, le type et la combinaison du coffre-fort où il a déposé des espèces et des titres, en précisant la façon de compter les crans.
(2)  "Plantain" : ami de Paul habitant Bordeaux, affecté à la garde des mines dans le Pas-de-Calais. 
(3)  "Lang et Rickwig" : ? (Paul n'en parle que dans cette lettre)
(4)  "L." ("ne viendra pas à Bordeaux") : cette initiale désigne L.Leconte, fondateur de l'entreprise nantaise. Paul en est l'un des associés et le directeur du bureau de Bordeaux qu'il ne souhaite aucunement remettre à Leconte.

Lettre du 8 décembre 1914

Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran 
près Bordeaux (Gironde)
le 8 Décembre 1914


Chérie,
Hier matin, juste au moment où j’allais t’annoncer que dorénavant je mettrais aussi longtemps que toi pour répondre aux lettres reçues, le sergent fourrier venait me remettre tes lignes de samedi. C’est égal, tu n’es pas bien pressée pour me donner de tes nouvelles ! Enfin puisque tu es rentrée maintenant, j’espère que tu es plus à ton aise. Je pense aussi que ton voyage s’est bien passé et que tu n’as pas eu la même réception à la mairie de Caudéran qu’à celle de Bayonne. Donne moi bientôt des nouvelles à ce sujet et dis moi aussi combien de temps la famille Devilliers restera avec toi. Comme le gouvernement va rentrer à Paris (1), je crains bien que les locataires de D. n’en fassent autant, tout en souhaitant que la famille Devilliers reste avec toi au moins une bonne quinzaine pour te convaincre que tu ne risques rien à Caudéran.
J’ai bien regretté de ne pas avoir vu Cambo et la belle demeure de Maître Rostand (2); ce sera peut-être pour plus tard.
J’ai fini par m’habituer ici et je commence à trouver la vie à Lyon bien agréable (tout est relatif bien entendu). Au bureau de la 2° il y a fort à faire mais les gradés, en partie de Bel Abbès (3), en partie des rengagés sont des gens agréables malgré leur abord un peu rude. Le Capitaine, un homme d’un certain âge, est très bienveillant pour ses hommes et surtout très juste. Il se rend compte de tout par lui même et ne se gêne pas de goûter l’ordinaire à la cuisine et de crier si les soins voulus de propreté etc. ne sont pas donnés. Il entend tous les matins les hommes qui voudraient lui parler personnellement ; au rapport, un officier demande en outre journellement si quelqu’un a des réclamations à faire. La nourriture est suffisante et point mauvaise. Grâce à un arrangement avec le Caporal d’Ordinaire, je reçois mes plats à part, mais personnellement je ne suis pas aussi bien nourri qu’à Bayonne au mess.
La ville de Lyon est une des plus belles que j’ai vues. Des rues larges et modernes, des maisons de 4, 5, 6 et 7 étages, un éclairage parfait, une grande propreté. Des cabinets souterrains, très luxueux, avec lavabo gratuit et demande de se laver (sans pourboire) dans l’intérêt de l’hygiène ; des cireuses automatiques à 10 cs ; des comptoirs où le café, thé, lait etc. est servi à 10 cs la tasse. La ville a des places vastes et aérées avec des mouvements superbes, des églises et édifices publics d’un goût parfait et souvent très vieux et d’un style difficile à décrire. Le Rhône et la Saône avec d’innombrables ponts traversent la ville dans toute sa longueur et les mouettes y font leur vol gracieux bien que la mer soit distante de 350 km env. J’étais dimanche (après une douche dans une des “Douches Lyonnaises” très élégantes et démocratiques en même temps : 35 cs avec serviettes et savon) par la ‘Fourvière’ quelque chose comme le sommet de Montmartre à Paris avec une église magnifique et d’où l’on a une vue superbe sur la ville et jusqu’aux cimes des Alpes ; on voyait le Mont Blanc ! Genève est en effet à env. 80 km.
Ce qu’il y a maintenant de moins agréable, à la Légion, ce sont les soldats, du moins dans notre compagnie. Il y a là nombre de juifs polonais, russes et allemands (4), parlant un jargon mi-allemand mi-hébreu (5); des turcs, des espagnols et quelques suisses. Dans notre cantonnement, il n’y a qu’1 1/2 compagnies, les autres sont dispersés dans la ville. Depuis quelques jours il y a aussi une douzaine d’Américains et je vais tâcher d’en faire plus ample connaissance pour avoir l’occasion de parler l’anglais. On nous exerce aussi ferme : 1/2 compagnie va partir ces jours ci sur le front et d’autres vont suivre.
Quant à la situation militaire, je suis toujours optimiste, nous avons bien avancé ces jours ci et si l’avance russe est momentanément arrêtée, il ne reste pas moins vrai que les allemands, avec leurs attaques désespérées, perdent un monde fou. Enfin, l’Italie s’est déclarée nettement favorable aux alliés et elle prendra partie pour eux un jour ou l’autre. Tu as certainement lu qu’après Friedrichshafen (6), Fribourg en Brisgau (7) a été bombardée par les avions alliés et la ligne de chemin de fer détruite.
Baboureau doit partir le 20 pour être versé dans le service armé ! Je vais donc faire donner la procuration à Siret (8) qui, lui, est définitivement réformé.
Les enfants se remettent certainement bientôt complètement. Embrasse les bien pour moi et dis le bonjour à la famille Devilliers et à Hélène ainsi qu’à Mme et Georgette Plantain lorsque tu les verras.
Meilleurs baisers.
 Paul

P.S. As tu été au Comptoir d’Escompte, allée de Tourny, pour régulariser ta procuration ?

Sur le “Journal” (9) de samedi dernier, il était question d’un cas où la saisie d’une maison allemande n’a pas été maintenue ; on a levé les scellés parce que le propriétaire s’était engagé pour la durée de la guerre au 1° Etranger.

Notes: (François Beautier)
(1) "le gouvernement va bientôt rentrer à Paris" : sur injonction du chef d'état-major général de l'armée française (Joseph Joffre) le gouvernement s'est officiellement replié à Bordeaux du 2 septembre au 8 décembre 1914, le ministère de la guerre y restant jusqu’au 15 janvier 1915.
(2) "Maître Rostand" : il s’agit d’Edmond Rostand (1868-1918), dramaturge célèbre (auteur notamment de Cyrano de Bergerac, L’Aiglon, Chantecler), académicien depuis 1901, grand bourgeois dreyfusard, pacifiste (Chantecler est joué la première fois en 1910), patriote (il s’engage en 1914 mais est réformé), humaniste,  qui vit depuis 1906 dans sa villa Arnaga, à Cambo-les-Bains (Pays basque), près de Bayonne.
(3) "Bel Abbès" : Sidi Bel Abbès, en Algérie occidentale, siège principal de la Légion en Afrique du Nord. 
(4) "juifs polonais, russes et allemands" : Paul prend à son compte un préjugé antisémite qui est cependant moins partagé dans les rangs de la Légion étrangère que de l'Armée. 
(5) "jargon mi-allemand mi-hébreu" : Paul nie ainsi au yiddish le statut de langue, de même qu'il indique, en ne mettant jamais de majuscule au mot "Juif", qu'il ne considère pas les juifs (membres d'une communauté religieuse), comme un peuple ou une nation officiellement constitués.
(6) "Friedrichshafen" : site de construction des ballons dirigeables Zeppelin, la ville fut pour la première fois bombardée par l'aviation française le 23 novembre 1914 (les installations Zeppelin avaient été attaquées par un aviateur français dès le 14 août).
(7) "Fribourg en Brisgau" : les terrains d'aviation et la gare de Fribourg en Brisgau furent pour la première fois bombardés le 4 décembre 1914 lors d'un raid français.
(8)"Siret" : collaborateur de Paul à Bordeaux.
(9) "Le Journal" : Paul est abonné au quotidien national "Le Journal", que Marthe lui réexpédie régulièrement sous manchette, et dont il lui renvoie les articles découpés qu'il veut conserver ou lui faire lire. Il s'agit de l'un des grands quotidiens nationaux de l'époque, orienté vers un lectorat de classe moyenne, cultivé, républicain, libéral, patriote, ouvert aux Anglais et aux Américains. Son directeur, Charles Humbert, homme politique important, spécialiste des questions militaires et très critique face à l'Armée française, sera arrêté en février 1918 puis rapidement acquitté du soupçon d'avoir racheté Le Journal, en 1911, avec de l'argent allemand.

Lettre du 03/12/1914


Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran 
près Bordeaux  (Gironde)

le 3 Décembre 1914

Ma Chère Femme,

Me voilà enfin revenu à une meilleure conception de la vie en général et de celle du soldat français en particulier. L’application judicieuse du système D (1) commence à porter ses fruits et je suis sorti bon premier d’un concours pour le poste de secrétaire au bureau de la 2° Compagnie, 1° Etranger rue de la Vierge, où je me suis installé depuis hier. Mieux que cela : Mes écriteaux calligraphiques ont attiré l’attention de l’Adjudant-Chef du Colonel et si ma maudite nationalité ne s’y oppose pas, j’entrerai comme secrétaire du Colonel Rue de la Guillaudière. On commence à connaître les supérieurs qui, en majeure partie, appartiennent à l’active - la conséquence en est une discipline beaucoup plus sévère qu’à Bayonne. J’ai changé aussi de chambre et me trouve maintenant dans une petite salle avec 9 autres poilus. Nous avons touché une 2° couverture et on nous a mis des tréteaux sous les paillasses. Reste le repas à la gamelle : La viande est bonne et assez bien préparée, mais la façon de recevoir le manger et de l’absorber est décevante pour un tyran comme moi qui est gâté par sa petite femme ! On se lève à 6 hs., on descend dans la cour où, sous un préau, il y a une dizaine de lavabos. On s’y débarbouille et puis on remonte, prendre son café dit “jus” et qui est meilleur que sa réputation, tout comme Marie Stuart. On graisse ses chaussures et on nettoie la chambre : le secrétaire allume sa pipe sous prétexte que sa caste est exempte des corvées. Il s’éclipse également du rassemblement vers 7 hs. et descend vers 7.15 hs. au bureau où il bûche comme un nègre jusqu’à 10.15/10.30 hs. Puis on nettoie sa gamelle et on attend son tour pour la soupe, absorbée debout sous le dit préau ou dans la cour. Pour la viande, on monte à la chambre et s’assoie sur le lit pour se donner l’apparence d’un Jeune Turc (2). On relève l’ordinaire par une goutte de vin et une tranche de bon saucisson de Lyon (1,80 à 2,00 Fs. la livre) et puis on fume une pipe, tout en causant avec les amis. Le travail reprend à midi ou 12.30 hs. S’il fait sec, il y a marche et exercice dehors, s’il pleut, on fait la théorie sous le préau ou dans les chambres.
Il y a énormément de gradés ici et il sera difficile sinon impossible de gagner des galons. Les volontaires de Bayonne, si rapidement avancés, font assez piètre figure à côté des gradés d’ici dont la plupart ont rengagé. Le pauvre Miègeville ne sait pas bien sur quel pied danser, il est assez déprimé, ne voyant pas bien clair pour ce qui est de son avenir et de la possibilité de se faire embusquer.
A 9 hs. du soir, appel au pied du lit ; même les sous-off. doivent être là à cette heure ; on cause et lit jusqu’à 10 hs où la lumière électrique est éteinte et puis on tâche de dormir bien sur la couche assez dure, se rappelant qu’auprès de ma blonde il fait bon dormir. Je t’écris ces lignes à Caudéran, pensant que tu y arriveras samedi. Inutile de te dire que je n’ai reçu aucun signe de vie de toi et que je l’attends avec impatience.
Embrasse les enfants pour moi et reçois mes meilleurs baisers.

Ton Paul

PS. Mes amitiés aux Devilliers et le bonjour à Hélène. Mr. D. est-il rétabli ?

J’ai dîné royalement en ville pour 1 Fr 50 et je suis de riche humeur. On a ici du bon vin du Beaujolais pour 25 et 30 cs le litre.


Notes (François Beautier): 
1: "système D" : expression populaire pastichant le jargon des chefs d'armées et d'industries pour désigner le recours à la débrouillardise. Paul a pu hésiter à employer l'expression plus grossière "système démerderen zizich" (sie sich = toi-même), parodiant l'allemand, alors à la mode dans les armées françaises.  
2. "l'apparence d'un Jeune Turc" : Paul actualise l'expression "se prendre pour un pacha" en se référant aux membres du parti politique alors au pouvoir en Turquie.

Carte du 02/12/1914

Carte Postale  Madame M. Gusdorf  25 rue Bourgneuf 
Bayonne (Basses Pyr.)

2/12/1914 

Voilà donc ma nouvelle adresse qui, j’espère, sera pour quelque temps définitive. Il fait un vent glacial ici. Un baiser pour tout le monde.

Paul

Paul Gusdorf
Bureau de la 2° Cie 

1° Régiment Etranger à Lyon

Lettre de Lyon 01/12/1914


Madame Marthe Gusdorf  22, Rue du Chalet  Caudéran près Bordeaux (Gironde)

Lyon, le 1° Décembre 1914
   
Chérie,

Voilà donc 24 heures depuis notre arrivée à Lyon (1). Quel voyage! Partis samedi à 14 hs 25 nous avons débarqué ici lundi vers 14 heures. Il faisait froid et les quelques sardines en cours de route ne nous réchauffaient guère ! Heureusement que j’avais mes provisions, mon rhum “du vieux colon” (2) et mes sous pour acheter par ci par là un bol de bouillon chaud et un café ! 
Les premières 24 hs ici ont été plutôt dures et un cri s’échappait de toutes les lèvres : ”Notre bon petit trou de Bayonne !” Nous sommes logés dans une école, une cinquantaine de poilus par salle sur des paillasses - heureusement qu’il y a des poilus (3) car il fait froid ! L’ami Mégeville (4) couche dans une chambre avec les adjudants de sa compagnie donc pas moyen pour moi de le rejoindre. Et je n’étais plus habitué aux repas à la gamelle - il faut s’y rhabituer pardi ! La distribution des repas se fait dans de mauvaises conditions, espérons que cela changera encore ! Dans tous les cas, l’impression des premières 24 heures est plutôt médiocre et si je ne peux pas me débrouiller demain de trouver un poste de secrétaire, je tâcherai de ficher le camp le plus tôt possible en Algérie (5). Il y aura demain 40 poilus d’ici qui doivent y partir, car on ne veut pas envoyer les boches (6) sur le front du Nord et de l’Est (7). Si je ne réussis pas à me caser, je vais commencer l’exercice avec toute mon énergie ! Ce qui me manque ici, c’est le “chez moi” au coin du feu où l’on n’est pas observé et à l’aise. Supporte cette séparation avec autant de courage que moi et sois persuadée qu’elle est aussi dure pour moi que pour toi, sinon davantage ! Rentre le plus tôt possible à Caudéran de façon à ce que tu restes le plus longtemps possible avec les Devilliers et n’oublie pas d’aller prendre immédiatement ton permis de séjour et de passer avec Baboureau (8) au Comptoir d’Escompte pour régulariser la procuration. Écris aussi à Emma Schulz (9) de ne plus envoyer que des cartes écrites en français et te donnant le contenu des lettres de chez toi.
Lyon est une très grande et belle ville. Pas mal d’institutions copiées sur les villes allemande que le maire de Lyon (10) doit avoir étudiées. Je me propose de faire dimanche une grande promenade. Pour découcher il n’y a rien à faire, même les sergents et les sergents-majors (les derniers non mariés) (11) doivent coucher à la caserne. Dans les cafés, défense de donner de l’alcool aux soldats ! Je ne crois pas du reste que nous resterons longtemps ici. Si cette malheureuse guerre voulait seulement se terminer bientôt ! Les russes semblent bien s’y mettre, qu’ils fassent comme les nègres (12)!
Comment vont les enfants ? Est-ce que Georges est rétabli ? Tu dois respirer à te retrouver bientôt dans notre home de Caudéran. Et je t’assure que nous y serons heureux une fois cette guerre terminée. On s’habitue tellement l’un à l’autre que le seul sentiment d’être si loin donne quelque chose comme le mal du pays, mal qui est en vérité attaché plutôt à la personne qu’au pays.
Ce qui était touchant pendant ce long voyage, c’était l’enthousiasme de la population tout le long du trajet. Des mouchoirs s’agitaient, les femmes envoyaient des baisers et les enfants des fleurs. Au moment du départ je sentais une mélancolie profonde - heureusement que le coup du clairon vint dissiper toute cette tristesse flottant dans l’air.
Ecris moi bientôt à la 2° compagnie du 1° Etranger (Rue de la Vierge) et embrasse bien les enfants.
Le bonjour aussi à Hélène et Famille Fort.
1000 baisers.
Paul

P.S. Le colonel arrivait le dernier moment à la gare et me disait quelques mots gentils. J’aimerait juste qu’il soit venu avec nous.

Notes: (François Beautier)
1. "Lyon" : le plus important des centres de regroupements installés en métropole par la Légion basée à Sidi Bel Abbès (Algérie). Paul y est affecté au détachement qui a été formé à Bayonne, lequel se fond ensuite dans la Seconde compagnie du Premier régiment étranger.
2. "rhum du vieux colon" : marque d'un rhum de qualité supérieure importé et préparé par la maison  Hannapier, Peyrelongue et Compagnie sise à Bordeaux.  
3. "il y a des poilus" = des poêles ? (plutôt que des Poilus). À moins que Paul ne fasse allusion à la chaleur animale...
4.  "Mégeville" : camarade de régiment rencontré (ou retrouvé ?) à Bayonne, sous-officier. Son nom est orthographié "Miégeville" dans la lettre du 3/12/14.  
5. “Algérie” : le siège de la Légion en Afrique du nord est à Sidi Bel Abbès, en Algérie. 
6. "les boches" : vocabulaire inhabituel chez Paul qui choisit de s'exprimer comme le Poilu ou le Français "de base" qu'il souhaite incarner.
7. "le front du Nord et de l'Est" :  référence à la Convention de La Haye du 18 octobre 1907, reconnue par la France en 1910, qui interdit d'utiliser des engagés étrangers sur des fronts où ils affronteraient leurs compatriotes.
8. “Baboureau” : collaborateur de Paul à Bordeaux. 
9. “Emma Schulz” : amie suédoise de Marthe, qui lui sert d’intermédiaire (en pays neutre) pour communiquer avec sa famille restée en Allemagne. Paul craint que ses longues lettres en allemand, venues de Suède, n’éveillent des soupçons sur lui-même et son épouse. 
10. “maire de Lyon” : il s’agit d’Edouard Herriot, sénateur-maire radical, qui avait préparé sa ville à accueillir entre mai et septembre 1914 l'Exposition internationale consacrée à l’urbanisme et à l’hygiènisme (l’entrée en guerre l’avait conduit a fermer les pavillons de l’Allemagne et de l’Autriche-Hongrie).
11. "(les derniers non-mariés)" : ces derniers ? 
12. “les nègres” : ce mot peu cohérent avec les idées de Paul est choisi pour renvoyer à l'expression bien française "travailler comme des nègres", donc à l'idée que la Russie serait l'esclave de la France et de l'Angleterre, ses alliées, et qu'elle devra faire la guerre comme la font les "nègres" des troupes coloniales françaises depuis l'automne 1914. Il s'agit aussi peut-être d'une allusion au roman “Le Nègre de Pierre le Grand” - dans lequel Alexandre Pouchkine évoque en 1827 son bisaïeul africain qui, d’esclave, sut devenir l'alter ego du tsar - destinée à rassurer Marthe en lui faisant valoir que les Russes se hisseront vite au niveau de leurs alliés et contribueront à abréger la durée de la guerre.

Carte 29/11/1914

Marthe, le 09/04/1905, carte offerte à "meinen Paul" pour son anniversaire

Paul à vingt ans en 1902


Carte postale  Madame Gusdorf  25 rue Bourgneuf  
Bayonne  Basses Pyr.

Tulle  Dimanche 29/11 14

C’est long tout de même ce voyage : voilà 24 hs que nous roulons et nous ne sommes pas encore à Clermont-Ferrand ! Le temps heureusement est beau et le pays que nous traversons superbe.
Bons baisers                                     

Paul

Carte postale 27/11/1914

Carte postale  Madame Gusdorf  25 rue Bourgneuf  Bayonne Basses Pyr.

27/11 à 23 hs          Bordeaux

Chérie,
Nous sommes encore à Bordeaux où l’on nous distribue du café cognac et où les dames de la Croix Rouge nous offrent des cigarettes et ces cartes.
Bons baisers pour toi et les enfants et bonjour pour la famille Fort et Hélène.
                                                  

Paul  



Traduction

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