AALEME

Légionnaire toujours...

  • Plein écran
  • Ecran large
  • Ecran étroit
  • Increase font size
  • Default font size
  • Decrease font size

Aubervilliers, l'autre empire chinois de la confection

Envoyer

Par Béatrice Mathieu, publié le 05/03/2014

Aux portes de Paris, un millier de grossistes fournissent l'Europe en articles de mode. Voyage dans ce coin de banlieue, dédale caché d'entrepôts et de showrooms.

Le défilé célébrant le nouvel an chinois, dans le quartier où se succèdent hangars et boutiques de vêtements.

© Jérôme Chatin/L'Expansion

Il s'appelle Qiye Hu, mais, sur sa carte de visite bleu roi, on peut lire en lettres dorées Victor Hu. L'homme n'a pas oublié d'où il vient, un petit village isolé ceinturé de hautes montagnes arides de la province de Wenzhou, à quelque 600 kilomètres au sud de Shanghai. Il n'a pas oublié non plus sa première adresse en France, où il a posé ses maigres valises, au milieu des an nées 80 : un petit appartement insalubre, rue Victor Hugo.  

Cinq années de Légion étrangère et deux décennies de dur labeur plus tard, Victor Hu roule aujourd'hui en 4x4 Mercedes noir aux vitres fumées. Une faim de loup toujours chevillée au corps. Deux à trois fois par semaine, il vient inspecter le chantier de l'immense centre commercial de 55 000 mètres carrés qu'il est en train de commercialiser au nord de Paris, à Aubervilliers.  

Le quartier asiatique s'étale sur des kilomètres

La chemise blanche amidonnée et le costume griffé, il grimpe quatre à quatre les marches des escaliers de secours, interpelle le chef de chantier, s'inquiète de l'avancée des travaux, inspecte le toit végétalisé, et imagine déjà le prix du menu du restaurant de 400 couverts - 12,90 euros, buffet asiatique à volonté -, qui occupera le dernier étage du bâtiment.  

Ce fashion center, comme il l'appelle, ouvrira ses portes en janvier 2015. Rien à voir avec les grands centres commerciaux qui ont poussé comme des champignons, ces dernières années, aux abords de la première couronne parisienne. Ici, pas de Zara, pas de H&M, pas d'enseignes hyperbranchées pour attirer les fashionistas de la capitale. Les trois étages du bâtiment seront uniquement réservés aux acheteurs des centrales d'achat de la grande distribution et des enseignes de mode. Quelque 300 grossistes chinois triés sur le volet vont ici présenter leurs modèles dans des boutiques au design soigneusement étudié, une sorte de vitrine de luxe du made in China.  

Un projet qui fera d'Aubervilliers la plus grande plateforme d'importations de produits chinois en Europe. Au pied du chantier, le quartier asiatique s'étale déjà sur des kilomètres, dans cette commune déshéritée de la Seine-Saint-Denis. On pénètre dans un écheveau d'allées, d'impasses, de rues encombrées, où se succèdent et s'empilent boutiques, showrooms et entrepôts. Plus d'un millier de grossistes sont installés à Aubervilliers, et quelque 5 000 salariés - presque tous chinois ou d'origine chinoise - y travaillent.

Aubervilliers chantier du "fashion Le chantier du "fashion center", où 300 grossistes chinois présenteront leurs créations dans des boutiques design.

© Jérôme Chatin/L'Expansion

Les enseignes lumineuses des magasins Miss Charm, Lucy & Co ou Linda Fashion clignotent sous un ciel ardoise, comme autant de lucioles pour guider le visiteur perdu dans ce dédale. On traverse le marché Cifa 1 puis le Cifa 2 pour rejoindre le LEM 888, et déboucher enfin dans un lacis d'allées bordées par les entrepôts en brique rouge des anciens magasins généraux, non loin du canal Saint-Denis.  

Une fourmilière humaine s'active ici dès le lever du soleil. Mode femme-homme-enfant, spécialistes du jean ou des sweats à capuche, bijoux, maroquinerie, chaussures, lunettes, enseignes spécialisées pour la clientèle musulmane... On trouve tout, à Aubervilliers. Au rendez-vous des camionneurs, un café aux murs décrépis qui jouxte le quartier, le menu sur l'ardoise fatiguée est écrit dans une dizaine de langues - français, anglais, allemand, néerlandais, espagnol et même russe. Il faut dire que toute l'Europe s'approvisionne ici.  

Le rendez-vous des enseignes du prêt-à-porter

Dans une des allées principales, tandis qu'un colosse grec hurle dans son portable, une sculpturale blonde juchée sur des talons aiguilles d'au moins 15 centimètres fait ses emplettes : elle tient une petite boutique à Munich et repartira le soir même, le coffre de sa camionnette rempli de cartons soigneusement empilés. Cami, elle, est israélienne et vient par avion en France tous les quinze jours.  

La jeune femme revend les marchandises achetées à Aubervilliers deux à trois fois leur prix dans des boutiques de mode de Tel-Aviv. "Je viens ici car c'est le seul endroit en Europe où je peux tout trouver sur place", explique-t-elle, en sortant de son portefeuille une liasse de billets de 500 euros.  

Dans un coin du magasin, deux Anglaises, acheteuses pour la marque New Look - une institution, de l'autre côté de la Manche -, assistent sagement à la présentation de quelques pièces phares de la nouvelle collection printemps-été par une vendeuse aux faux airs de Gong Li. Dans une autre boutique, la directrice des achats d'une grande enseigne française de prêt-à-porter féminin furète à la recherche de nouvelles pépites, effleurant les tissus, jugeant les finitions... "Ma direction ne tient pas à faire savoir qu'on s'approvisionne ici, chez les Chinois d'Aubervilliers", glisse-t-elle dans un souffle, avant de s'enfuir...  

Le mètre carré est désormais loué au prix fort

Difficile d'imaginer qu'il y a encore une quinzaine d'années cet eldorado du business chinois n'était qu'une suite de friches industrielles et de terrains abandonnés. Aujourd'hui, le moindre mètre carré d'entrepôt ou de local commercial vaut de l'or. Au minimum 10 000 euros de loyer mensuel pour un magasin d'à peine 100 mètres carrés. "Le pas-de-porte qu'il faut verser pour ouvrir une boutique ici peut atteindre près de 250 000 euros, trois fois plus qu'il y a dix ans", confie un jeune avocat franco-chinois spécialisé en droit des affaires, et qui travaille pour la plupart des grossistes d'Aubervilliers.  

Lorsqu'il raconte la méta-morphose de ce coin de banlieue pauvre et délaissé, Robert Bensoussan est intarissable. Il pourrait même sillonner les yeux fermés ce labyrinthe d'entrepôts ! Avec son père, grossiste en articles de bazar dans le Sentier, il est venu s'installer à Aubervilliers à la fin des années 70. "Tout était possible, c'était le Far West, ici. Puis les Chinois ont débarqué, dans les années 90. On s'est vite rendu compte qu'on ne pouvait pas s'aligner. Ce qu'on achetait 5 euros en Chine, ils l'obtenaient pour 1 euro", explique-t-il, le verbe chantant - il a tenu son propre rôle dans le film La vérité si je mens 3. "Alors, on a liquidé l'affaire et on a conservé une partie des terrains et des entrepôts qu'on loue aujourd'hui."  

Le quartier compte plus d'un millier de grossistes. Près de 5 000 salariés, la plupart chinois ou d'origine chinoise, y travaillent.

© Jérôme Chatin/L'Expansion

La réussite incroyable de cette communauté chinoise, Richard Beraha, chercheur et auteur d'une étude pour l'EHESS ("La Chine à Paris"), l'a décortiquée pendant près de dix ans. "Plus de 90 % des Chinois d'Aubervilliers viennent de la province de Wenzhou, une région pauvre, qui a vécu dans une misère noire pendant toutes les années Mao. Du coup, des millions de Wenzhounais ont émigré, essaimant une diaspora extrêmement active, efficace et solidaire."  

Un petit bout de Chine qui vit en vase clos

Une diaspora aussi très secrète, aux liens opaques. Au fil des années, ce réseau familial et villageois s'est transformé en réseau capitalistique. Tontines, dons, prêts en nature... En une dizaine d'années, en travaillant d'arrache-pied et en économisant le moindre euro gagné, une bonne partie de ces migrants chinois sont devenus chefs d'entreprise. Certains ont même fait fortune.  

Les mauvaises langues parlent de mafia, et il faut bien reconnaître que ce petit bout de Chine vit en vase clos. Hsueh Sheng Wang, lui, préfère parler de solidarité familiale, de code d'honneur. L'homme est l'un des Chinois les plus in fluents de France. A la tête d'Eurasia - une entreprise cotée qui a réalisé l'an passé près de 28 millions d'euros de chiffre d'affaires -, Hsueh Sheng Wang est propriétaire de 300 000 mètres carrés d'entrepôts à Aubervilliers. Il a mis la main en 2012 sur une partie du port du Havre, s'est lancé dans l'immobilier, vient d'acheter un golf en banlieue parisienne, et a reçu l'accord du Conseil supérieur de l'audiovisuel pour lancer, au printemps, sa propre chaîne de télévision, Eurasia TV. A Aubervilliers, il fait un peu figure de parrain, et joue les guides pour les visiteurs.  

"Pour survivre, il faut être meilleur que les autres, plus inventif. Dans un univers hyperconcurrentiel, il faut monter en gamme", assène-t-il, en avalant un bouillon parfumé à la coriandre servi dans un des petits restaurants du quartier.  

La montée en gamme, nouveau code des grossistes chinois

La montée en gamme, voilà le nouveau code des grossistes d'Aubervilliers ! Une stratégie appliquée à la lettre par la jeune génération, les enfants de ceux qui se sont installés ici, dans les années 90. Certains sont passés par les meilleures écoles de commerce françaises, et sont bardés de MBA obtenus en Angleterre ou aux Etats-Unis.  

Christian Zhu, lui, a bien retenu la leçon. Le visage poupin et studieux, il fait visiter son magasin : parquet en bois blond, agencement dernier cri, lustres en cristal coloré... Pour un peu, on se croirait dans une de ces petites boutiques hyperbranchées de Saint-Germain-des-Prés, au coeur de Paris. D'ailleurs, Christian Zhu ne se présente pas comme importateur, mais comme créateur de la marque K-Zell.  

"Tout le monde, ici, vend globalement la même chose. Alors, pour éviter une guerre des prix suicidaire, il faut se démarquer", explique-t-il posément. Il y a une poignée d'années, il a donc embauché deux stylistes françaises, qui hantent les défi-lés des grandes maisons. Les modèles créés en France sont façonnés et fabriqués en Chine. Tissus soigneusement choisis, coupe impeccable, doublure soignée, on est très loin de la fripe chinoise. 

De fait, Christian Zhu se porte bien. Il travaille en "marque blanche" pour des enseignes, comme Jacqueline Riu ou Cache-Cache, affiche un chiffre d'affaires qui avoisine les 3 millions d'euros et une marge nette de 15 %. Surtout, il a déjà réservé un des meilleurs emplacements dans le futur fashion center de son copain Victor Hu, promettant de créer deux ou trois jobs supplémentaires.  

Des cours de mandarin dans les écoles de la ville

Des emplois, beaucoup d'emplois... Voilà évidemment ce qui fait rêver Jacques Salvator, le maire socialiste de la ville, qui ne tarit pas d'éloges sur le "dynamisme incroyable de la communauté chinoise". A Aubervilliers - la deuxième ville la plus pauvre de France -, le taux de chômage flirte avec les 25 %, et un foyer sur quatre vit sous le seuil de pauvreté.  

De fait, cet édile joue à fond la carte chinoise. "Quand j'étais jeune, j'étais maoïste", plaisante Jacques Salvator. Dans les écoles de la ville, on dispense des cours de mandarin, et un institut Confucius est en projet. Lors de l'Exposition universelle de 2010 à Shanghai, la mairie et la communauté d'agglomération de la Plaine-Saint-Denis ont financé le déplacement de 130 personnes, l'une des plus grosses délégations françaises.  

Reste que les retombées économiques de ce pari sont pour l'instant minces. Les rentrées fiscales sont saupoudrées sur l'ensemble de la communauté d'agglomération, même si le fashion center pourrait rapporter jusqu'à 500 000 euros de taxes foncières. Et les jobs créés n'ont guère profité aux chômeurs de la ville. "Ils m'ont promis que la moitié des emplois du centre commercial seraient confiés à des non-Chinois", se rassure Jacques Salvator.  

"Nous sommes dans la situation des juifs dans les années 30"

En attendant, le visage sociologique de la ville change rapidement. Dans les programmes neufs qui fleurissent un peu partout, les Franco-Chinois représentent près de la moitié des acquéreurs. Une population qui travaille, paie des impôts, vote, et que tous les partis politiques courtisent.  

"Aux municipales, chacune des listes présentera un candidat d'origine chinoise", confirme Fayçal Ménia, tête de liste UMP aux prochaines élections. Mais dans cette ville, véritable melting-pot culturel où 97 nationalités sont représentées et où le communautarisme fait rage, la réussite des Chinois agace et alimente toutes les rumeurs. Certes, une poignée de salles de jeu clandestines ouvrent, la nuit tombée, dans certaines arrière-boutiques.  

"On nous jalouse. Nous sommes dans la situation des juifs dans les années 30", s'emballe un jeune chef d'entreprise, témoignant du sentiment de persécution qui gagne la communauté chinoise. De fait, les agressions de salariés que certains imaginent transporter beaucoup d'argent liquide sont fréquentes. A tel point que le quartier est désormais truffé de caméras de surveillance. "Les femmes, surtout, ont peur de venir chercher leurs enfants à l'école", confirme Qian Chen, médiatrice socioculturelle de l'association Pierre Ducerf.  

La mairie tente bien de renouer le dialogue entre les communautés, et même l’Église s'en mêle. Le diocèse a dépêché l'an passé le père Tanneguy Viellard, un prêtre sinophone. "La providence fait bien les choses", commente-t-il, laconiquement. Depuis le début de l'année, tous les dimanches matin, à l'église Sainte-Clotilde, la messe est désormais dite en chinois...


Traduction

aa
 

Visiteurs

mod_vvisit_countermod_vvisit_countermod_vvisit_countermod_vvisit_countermod_vvisit_countermod_vvisit_countermod_vvisit_countermod_vvisit_counter
mod_vvisit_counterAujourd'hui5921
mod_vvisit_counterHier2652
mod_vvisit_counterCette semaine12590
mod_vvisit_counterSemaine dernière24288
mod_vvisit_counterCe mois99140
mod_vvisit_counterMois dernier347580
mod_vvisit_counterDepuis le 11/11/0919838569

Qui est en ligne ?

Nous avons 2114 invités en ligne

Statistiques

Membres : 17
Contenu : 14344
Affiche le nombre de clics des articles : 42458343
You are here PRESSE XXI° 2014 Aubervilliers, l'autre empire chinois de la confection