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La déferlante de la Grande Guerre, selon Blaise Cendrars

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Le Monde.fr | 25.11.2014 | Par Etienne Bastiaenen
Blaise Cendrars posant en uniforme de la Légion étrangère, en 1916, quelques mois après son amputation.
Blaise Cendrars posant en uniforme de la Légion étrangère, en 1916, quelques mois après son amputation. | DR

De Blaise Cendrars (1887-1961) le public ne connaît généralement que la légende d'un bourlingueur tournant dans la cage des méridiens. Les manuels décrivent cet ami des peintres Fernand Léger et Robert Delaunay comme un novateur de la poésie moderne et font généralement voisiner les Pâques à New York et La Prose du Transsibérien avec Zone, de Guillaume Apollinaire. Et l'on se souvient, bien sûr, d'un roman au succès mondial, L'Or. Aujourd'hui son œuvre resurgit dans l'actualité. En 2013, les deux premiers tomes de ses œuvres complètes, Œuvres autobiographiques I et II sont parus dans « La Pléiade » sous la direction de Claude Leroy. Signe des temps : Bernard Lavilliers propose une lecture des Pâques dans son dernier CD, Baron samedi. Les commémorations actuelles du conflit de 14-18 incitent les éditeurs à republier ses grands textes sur la guerre. Ainsi, Denoël propose un recueil, La Main coupée et autres récits de guerre, préfacé par Miriam Cendrars, la fille du poète.

Né en 1887 à La Chaux-de-Fonds (Suisse) et naturalisé français en 1916, Cendrars s'engagea, en 1914, comme volontaire dans l'armée française et fut versé l'année suivante dans la Légion étrangère. Le 29 juillet 1914, il signa avec Ricciotto Canudo — poète et critique d'origine italienne, et autre grand animateur de l'avant-garde littéraire et artistique — un « Appel aux étrangers amis de la France » pour qu'ils prennent les armes par reconnaissance envers leur patrie d'adoption et défendent une civilisation d'élection contre les attaques germaines. Grièvement blessé lors de l'offensive de Champagne du 28 septembre 1915, il sera amputé du bras droit. De la Grande Guerre, il fut non seulement un acteur sur le terrain, mais aussi un témoin extrêmement lucide.

Sommet de la littérature de guerre, La Main coupée (1946) a été tenue en suspicion parce qu'elle se démarquait des récits canoniques du genre — Sous Verdun (1916), de Maurice Genevoix, Les Croix de bois (1919), de Roland Dorgelès, Le Feu (1916), d'Henri Barbusse —, où se déchargent les traumatismes de l'horreur, mais qui surtout glorifient les coude-à-coude et le courage des conscrits. Cendrars se distancie des envolées où s'égosillent trop de clairons…

BASSES-FOSSES, CRASSE, EAU CROUPIE, RATS…

La Main coupée se rapproche plutôt du Céline du Voyage au bout de la nuit (1932) et du Hemingway de L'Adieu aux armes (1929), dépeignant l'hébétude des sans-grade promis à l'anéantissement. Mais, ici, les scènes sanglantes sont bien plus atroces, à ras des lignes de feu : dans les basses-fosses, la crasse, l'eau croupie, les rats, entre l'éclatement des obus et les rafales de mitrailleuse… Les corps se vident, éviscérés, explosent en plein ciel comme sucés par des goules. Les sursitaires défèquent en piétinant avant de se pousser à la queue leu leu — comme du bétail qu'on va équarrir — dans les couloirs de la mort... car « la mort est le premier personnage du livre » ... Et tous ces hommes couturés, mais chaleureux et aimant la vie, tous seront « tués, crevés, écrabouillés, anéantis, disloqués, oubliés, pulvérisés, réduits à zéro, et pour rien… ».

Quelle analyse du conflit l'auteur délivre-t-il ? Toutes ses illusions sautent comme des baudruches. Le chaos du front et l'incompétence des états-majors lui dévoilent l'hypocrisie des slogans brandis par les belligérants.

Le déclencheur des hostilités est le désir de s'approprier des territoires. Les marchands de canons fournissent le matériel. Les bailleurs de fonds se frottent les mains. Les entrepreneurs balayeront les ruines pour reconstruire à l'aide des techniques mises au point pendant l'effort de guerre. L'on arrache les prolétaires à leur foyer en leur représentant que des barbares attaquent la patrie, menacent leurs familles et leurs maigres biens. Comble de l'absurde — des deux côtés de la ligne de feu, des prêtres en uniforme, évêques, popes, pasteurs, rabbins, invoquent le même Seigneur des armées. De l'eau bénite pour aller à la poudre ! « Comment est-ce que les peuples pouvaient encore être dupes de tous ces mensonges ? » Dûment encadrée, la piétaille sera « offerte en holocauste sur l'autel féroce et vorace des patries, le pavillon couvrant l'ignoble marchandise offerte à l'encan, sacrifiée pour rien, jetée à la vidange, les tranchées refaisant le plein. Quel gâchis ! » Egorgés pour rien les moutons de Panurge… sauf pour défendre d'autres intérêts que les leurs…

D'emblée, l'armée en campagne reproduit la structuration sociale. Au lointain, dans un sfumato confortable, classes politiques et entente internationale des fabricants d'armes avancent leurs pions. A l'arrière, les décideurs, les galonnés, planqués et profiteurs, brillent par leur absence au feu. Et Cendrars voit à l'avant des lignes se déverser, déjetée, la masse des misérables pour qui le travail à la chaîne se transmute en travail de mort... « Il ne manquait qu'une sirène à l'entrée des boyaux pour rappeler aux pauvres bougres leur boulot à l'usine. » Depuis la Marne et la Somme, il se sent de cœur avec les pioupious envoyés au casse-pipes.

STRATÉGIES FOIREUSES

D'autre part, Cendrars s'aperçoit que les ordres tournent à vide. Les réglementations tiennent du labyrinthe kafkaïen, ne pouvant faire face à l'imprévu. La conduite de la bataille ? Dans le ciel platonicien des jeux d'échecs, des tableaux noirs, des drapelets piqués sur cartes, les autorités militaires font merveille… Sur le terrain, elles s'enlisent dans les crasses de la contingence… « Peut-être qu'à un échelon supérieur, quand tout se résume à des courbes et à des chiffres, à des directives générales, à la rédaction d'ordres méticuleusement ambigus dans leur précision, pouvant servir de canevas au délire de l'interprétation, peut-être qu'on a alors l'impression de se livrer à un art. Mais la fortune des armes est jeu du hasard. » Tout le déroulement de la guerre 14-18 a prouvé que les stratégies se révèlent foireuses, que les conflits échappent à tout contrôle... Cendrars voit s'inscrire sur le terrain « la faillite des écoles de guerre, les Allemands n'ayant pas su éviter la guerre des tranchées et les Français n'ayant pas su la prévoir, les uns et les autres n'arrivant pas à s'en dépêtrer ». La pagaïe... La théorie n'embraye par sur le réel…

Il y a pire encore. Non seulement les stratégies, mais aussi les mobiles logiques, s'avèrent des miroirs aux alouettes. Les attaquants pensent qu'ils se lancent dans des conquêtes. Les patriotes proclament qu'ils se défendent contre l'invasion. Bien sûr. Les historiens pointent des pommes de discorde. Ils découvrent de bonnes raisons aux massacres, estiment que l'Histoire est intelligible. Cette confiance procède d'une conception naïve de l'homme et du monde. Inconscientes, les impulsions belliqueuses échappent autant à l'élucidation qu'à la décision. Le plus haut degré de culture n'a jamais jugulé les accès d'agressivité ni empêché la poudre incendiaire de s'emparer, comme une épidémie, du psychisme pour détruire la civilisation. « Dévastation et ruines. C'est tout ce qui reste des civilisations. Pas une qui ne succombe à la guerre. Phénomène de la nature de l'homme. L'homme poursuit sa propre destruction. » La guerre de Troie aura lieu… Hector et Ulysse mesurent la vanité de leur bienveillance et se préparent au fracas des armes. A Sarajevo, le hasard jette François-Ferdinand devant son assassin. L'orage qui crève était déjà chargé. Les coups de feu du 28 juin 1914 fournissent la foudre… « C'est la jeunesse du monde qui a armé la main de Princep. Toute la terre, dans une fièvre secrète et furieuse, exigeait sourdement que Princep tire : les pays n'attendaient que le bruit de cet attentat pour s'élancer l'un contre l'autre. » La jeunesse du monde… il faut oser… L'Empire austro-hongrois tremblotait en fin de course. En dedans et autour, abcès et cancers avaient mûri. Le volcan devait exploser, brûlant le passé et fertilisant d'autres aires. Là où cède la cohésion interne — usure, vieillesse, bureaucratie —, rien ne s'oppose aux rouleaux de lave, à la dissolution dans le terreau des recompositions. Au désir de mort, finalement !

LA GUERRE, UNE FIN ÉCHAPPANT AU LIBRE ARBITRE

Cendrars assimile la guerre à une lame de fond provenant de la violence sous-jacente de la nature, une des pulsions à la fois déstabilisatrices et régénératrices du vouloir-vivre schopenhauerien, qui ouvre les vannes à de nouvelles configurations. Les hommes sont emportés comme fétus de paille par cette déferlante. Certains penseurs abondent dans ce sens. Roger Caillois, qui anima avec Georges Bataille et Michel Leiris le Collège de sociologie (1937-1939) et étudia dans L'Homme et le Sacré (1939) les mécanismes de l'imagination, décèle dans les conflits une fonction sacrée apparentée à l'orgie rituelle. Pour Gaston Bouthoul, fondateur de l'Institut français de polémologie (1945) et auteur du célèbre Les Guerres. Eléments de polémologie (1951), la guerre n'est pas un moyen, mais une fin échappant au libre arbitre, et les peuples nourrissent leurs irrépressibles poussées d'agressivité de motifs illusoires. Une vague comparable à un gigantisme porte à leur sommet des collectivités tandis que s'écrasent leurs rivales. La jeunesse ? Une relève des agrégats au rythme des dissipations...

Le rat cloué sur la Roue des choses ne pense qu'à sauver sa peau. Dans les incantations haletantes de J'ai tué flamboie la rage de survivre. Le nettoyeur de tranchées passe à l'attaque et, l'eustache à la main, décolle la tête d'un boche. « J'ai frappé le premier. J'ai le sens de la réalité, moi, poète. J'ai agi. J'ai tué. Comme celui qui veut vivre. » Action antagoniste suprême... Dans la fournaise, cette violence primale ne s'accroche à aucun alibi, ne procède d'aucune raison supérieure. Voilà qui choqua durablement de bons esprits. Aragon parlait du « type de J'ai tué »...

Pendant l'entre-deux-guerres, Cendrars ignora la condamnation de tout militarisme par les surréalistes, ne prit part à aucune des polémiques où s'agitait l'intelligentsia — nationalisme versus internationalisme —, ne se sentit guère concerné par le pacifisme d'un Romain Rolland ni des écrivains prolétariens regroupés autour de Barbusse. Il en avait trop vu... Il ne tira ni gloriole ni prérogative de son statut de mutilé. N'adhéra même pas à l'Association des écrivains combattants...

Etienne Bastiaenen

Traduction

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