Les militaires, et pas des moindres, sortent de leur réserve. Des officiers supérieurs, des généraux à trois (de division) ou quatre étoiles (de corps d’armée) qui l’ouvrent, pétitionnent, manifestent ou se lancent en politique. Au risque de se voir taper sévèrement sur les doigts par leur hiérarchie pour avoir enfreint la règle qui veut que l’armée reste «la Grande Muette».

Pour avoir publié un livre sur les problèmes d’insécurité, intitulé Tout ce qu’il ne faut pas dire, le général de gendarmerie Bertrand Soubelet vient d’en faire les frais. Par décision gouvernementale, ce quatre étoiles vient d’être placé «hors cadre en attente d’une affectation temporaire». Une première dans l’histoire de l’armée française. Une sanction qui devait lui être notifiée officiellement par le directeur du personnel de la gendarmerie mercredi soir. «J’assume et je reste serein», assurait par avance Soubelet, le sentiment du devoir accompli.

«Il est clair que la parole des militaires s’est beaucoup désinhibée ces dernières années. Même si contrairement à ce que l’on croit, les officiers supérieurs ont toujours pris la parole», explique Grégory Daho, docteur en sciences politiques et membre de l’Institut de recherche stratégique de l’Ecole militaire (Irsem). Jusqu’à présent, même les généraux en retraite respectaient cette obligation de silence par habitude, par éducation ou encore par respect pour l’institution.

«Danger»

Désormais, eux non plus ne se privent pas de mettre les pieds dans le plat. Mieux, même certains de ceux qui appartiennent toujours à l’active se font entendre. Souvent de façon assez retentissante. «Il y a deux manières de voir les choses», constate un député Les Républicains, membre de la commission de la Défense : «La première est que l’Etat est tellement affaibli que même les militaires, habitués à obéir, ne respectent plus son autorité et se lâchent. La seconde est qu’aujourd’hui la haute hiérarchie militaire considère que l’ampleur des problèmes est telle que l’essentiel est en danger, c’est-à-dire la France même. Ils jugent qu’il faut réagir face à des politiques de droite et de gauche incapables de les résoudre.»

Des prises de position d’autant plus critiques qu’elles s’exerceraient sous un gouvernement de gauche au pouvoir ? «Ce gouvernement a fait beaucoup plus pour les armées que le précédent, et Jean-Yves Le Drian est un ministre très respecté dans la maison», balaie un haut hiérarque de l’armée. «Les militaires sont aussi des citoyens et, comme les autres Français, ils sont exaspérés de voir que la situation s’aggrave sans que les gouvernements successifs n’y fassent quelque chose», affirme un général en deuxième section, c’est-à-dire pas tout à fait en retraite et prêt à être versé dans l’active en cas de besoin.

Tribune

Au lendemain des attentats de janvier 2015, l’opération «Sentinelle» et le déploiement de milliers de soldats sur le territoire au côté de la population civile ont contribué à libérer la parole des militaires. «La professionnalisation des armées, loin de recroqueviller l’institution sur elle-même, de la couper de la société civile, a au contraire accru ses liens avec celle-ci», constate Grégory Daho. «Quand l’essentiel est remis en cause, le devoir de réserve n’est plus de mise et vient le devoir de s’exprimer, estime le général Tauzin, ancien des opérations spéciales. Il y a un moment où on ne peut rester sans rien faire. On ne peut pas demander aux militaires d’aller défendre les idéaux de la République sur les théâtres d’opérations extérieurs au péril de leur vie pour qu’ils s’aperçoivent à leur retour en métropole qu’ils ne sont eux-mêmes pas défendus par nos dirigeants.» Même le chef d’état-major de l’armée de terre, le général d’armée Jean-Pierre Bosser, a publié fin mars une tribune dans le Figaro, affirmant que «pour gagner la guerre, nous devons prendre l’ascendant sur le champ des esprits par une offre supérieure. Ce combat est principalement à conduire sur notre propre territoire car son lieu d’application n’est autre que la nation française».

Le général de gendarmerie Soubelet, écarté de ses responsabilités pour en avoir trop dit, estime aujourd’hui que l’institution est arrivée au bout d’un cycle démarré en 1962, après la fin de la guerre d’Algérie et l’épisode du putsch d’Alger : «Depuis cette date, personne ne s’est vraiment interrogé sur la place des militaires dans la société. Comme aujourd’hui on leur demande de sortir de leurs casernes pour réapparaître au grand jour dans le cadre de l’opération Sentinelle, ils ne voient plus pourquoi ils seraient privés de parole.»

Le général Soubelet, l’iconoclaste

Soubelet

Photo DR

Décembre 2013. Assemblée nationale. Commission d’enquête parlementaire sur la lutte contre l’insécurité présidée par le socialiste Jean-Pierre Blazy (Val-d’Oise). Le général de corps d’armée de la gendarmerie Bertrand Soubelet, directeur des opérations et de l’emploi, prévient les députés. Il va se montrer «iconoclaste». «Je n’allais quand même pas raconter des fariboles à la représentation nationale. Comme à mon habitude, j’ai dit les choses telles qu’elles sont, en mettant les formes et de la manière la plus factuelle possible.» Mais sans mesurer forcément la portée des évidences qu’il allait décrire aux parlementaires, souvent constatées au quotidien par les forces de sécurité sur le terrain. Sans imaginer non plus que ses propos allaient lui valoir une réaffectation aux allures de sanction disciplinaire. Une phrase va faire particulièrement le «buzz» : pour le seul mois de novembre 2013 dans les Bouches-du-Rhône, 65 % des cambrioleurs interpellés sont à nouveau dans la nature, affirme-t-il. Les députés présents opinent sans broncher. «Vous pouvez mettre des effectifs supplémentaires sur le terrain mais, dans ces conditions, cela ne servira à rien», conclut Soubelet. Au sein de la gendarmerie, les propos du général font mouche. Les réseaux internes aux pandores reprennent en boucle le passage de l’audition, avec comme commentaires : «Enfin un chef qui dit les choses telles qu’elles sont.» Rien de scandaleux dans les propos du général, qui s’est bien gardé d’esquisser toute critique du fonctionnement de la justice et de la façon dont les magistrats la rendent. «Mon sens des responsabilités implique un devoir de vérité. J’ai juste dit la réalité, et que nous ne pouvions pas continuer comme cela. On ne doit plus dissimuler ces réalités derrière des artifices idéologiques.» En clair, sus au politiquement correct. Le général Soubelet l’a dit et même écrit alors qu’il était en fonction. Lui souligne qu’une fois quitté l’uniforme, «c’est un peu facile, non ?»

Le général Desportes, l’intello

Vincent Desportes

Le général Desportes, en septembre 2010 à Paris. Photo Frédéric Stucin. Pasco

Sans faute, le parcours est brillant. Saint-Cyr, le choix de la cavalerie, des fonctions de commandement en régiment, un passage à l’état-major, un autre à l’Ecole supérieure de guerre et un séjour dans son équivalent américain, et pour finir la direction de 2008 à 2010 du Collège interarmées de Défense. Pour compléter le tableau, ajoutez à cela un DEA de sociologie, un DESS d’administration des entreprises et un doctorat d’histoire.

«Les officiers supérieurs ont toujours traditionnellement pris la parole sur deux sujets, la politique étrangère de la France, les questions stratégiques et, au plan interne, sur les questions relevant de la gestion de l’institution», explique Grégory Daho, membre de l’Institut de recherche stratégique de l’Ecole militaire (Irsem). Le général Vincent Desportes s’est régulièrement exprimé sur ces sujets, et cela lui a aussi valu les foudres de sa hiérarchie. En juillet 2010, une interview publiée dans le Monde sur les ambivalences de la stratégie militaire américaine lui vaut d’être sanctionné par le chef d’état-major de l’armée d’alors, l’amiral Guillaud, sur ordre du ministre de la Défense de l’époque, Hervé Morin. Pour beaucoup de ses confrères, il incarne une certaine liberté de ton renforcée par une expertise peu contestée sur les questions stratégiques. Récemment, il a fustigé la vétusté de nombreux équipements de l’armée de terre.

Le général Tauzin, un chef dans l’arène

Paris,  le 5 mai 2011. Portrait de Didier Tauzin, général à la retraite défend l'action de l'armée française mise en cause lors du génocide rwandais en 1994. COMMANDE N° 2011-0507

Le général Tauzin, en mai 2011 à Paris. Photo Jérôme Brézillon

Plus question pour Didier Tauzin de se contenter de pousser des coups de gueule, d’écrire des bouquins pour lister les dysfonctionnements d’une France qui, à ses yeux, ne tourne plus rond. L’ancien para, qui a commandé un régiment des forces spéciales et fait deux missions au Rwanda, a décidé de se lancer en politique. Il a carrément annoncé son intention de se présenter à la prochaine présidentielle. «Quand on part en opération, on n’y va pas pour témoigner mais pour gagner», explique Tauzin, qui assure avoir déjà recueilli une vingtaine des 500 parrainages nécessaires et disposer de relais dans la moitié des départements français. Le général a donc refait son paquetage pour parcourir la province et y porter la bonne parole. Un programme qu’il a déjà exposé dans un livre, Rebâtir la France. «En Charentes, on dit «ça déva» pour dire que les choses partent en quenouilles. J’ai le sentiment de voir mon pays dégringoler un peu plus chaque jour.» Il se dit «gaullien parce qu’il a été vraiment le dernier chef d’Etat de ce siècle en France mais pas gaulliste fanatique», admet un profond respect pour Chevènement, veut bien se voir étiqueter «souverainiste» mais se refuse à en faire la pierre angulaire de ce qu’il professe. Depuis son passage au Rwanda et l’opprobre jetée par les politiques sur le rôle de l’armée française, accusée d’avoir laissé se perpétrer le génocide ethnique, une partie des militaires en mission sur le terrain à ce moment ont eu le sentiment d’avoir été abandonnés, trahis. «Depuis cette date, je vote blanc au premier tour et pour le moins pire au second. J’ai même voté Hollande qui est tout sauf un chef.» Pour Tauzin, «les hommes politiques en France ne font plus de politique par manque de longueur de vue et justement, à cause de cela, ils ont laissé se créer les problèmes». «Un chef, c’est fait pour cheffer», disait Chirac. Le général Tauzin s’y verrait bien, lui qui a commandé jusqu’à 25 000 hommes en opération.

Le général Piquemal, l’agité

Calais, le 6 février 2016. Manifestation anti-migrants interdit par la préfecture, à l'appel de la groupusculaire branche française de Pegida, mouvement populiste de droite contre l'immigration islamique en Allemagne. SUR LA PHOTO: Christian Piquemal (au mégaphone), ancien  général de l'armée française, parmi les manifestants.  COMMANDE N° 2016-0199

Le général Piquemal manifestant le 6 février à Calais. Photo Aimée Thirion

Sans doute a-t-il pris au pied de la lettre les paroles d’un vieux chant de la Légion étrangère, Képi blanc, qui dit, dans un de ses couplets, que «la rue appartient à celui qui y descend». Le 6 février, ce général, ancien commandant de la Légion, était arrêté puis placé en garde à vue lors d’une manifestation antimigrants à Calais organisée par la branche française du mouvement d’extrême droite allemand Pegida. Le ministère de la Défense étudie actuellement, comme sanction, la possibilité de mettre d’office en retraite ce général de 75 ans, aujourd’hui en deuxième section. A-t-il été berné, a-t-il été abusé, a-t-il participé à une manifestation interdite par les autorités préfectorales à son insu, comme il semble le soutenir aujourd’hui pour sa défense ? En tout cas, son arrestation divise la constellation des étoilés, entre ceux qui lui reprochent sa légère inconséquence ou qui le condamnent clairement, et ceux qui affichent leur soutien à ce général, tel l’ancien gouverneur militaire de Paris, le général Dary, ancien para de la Légion, tout comme Christian Piquemal, et qu’on avait vu dans les cortèges de la Manif pour tous.