1913
Le Petit Journal Illustré. 28/12/1913.
Le Figaro 26 novembre 1913
Le Figaro. Supplément littéraire du dimanche. 22/11/1913.
La Légion Étrangère
Le Figaro. Supplément littéraire du dimanche. 22/11/1913.
Depuis qu'il y a au monde des nations organisées en sociétés et des armées pour les défendre, il y a eu des mercenaires et depuis qu'il y a des mercenaires dans les armées, ils en furent toujours les meilleures troupes. Il peut y avoir à cela des motifs psychologiques obscurs et profonds, dont la place n'est pas ici mais cette constatation historique est brutale et sans exception, depuis les légions romaines et les lansquenets allemands jusqu'aux Suisses de la monarchie des Bourbons. La Légion étrangère de France ou mieux de l'Afrique française couronne cette vérité universelle d'un illustre exemple.
Les Français l'aiment assez obscurément, car ils la connaissent fort mal la Légion n'a plus le droit depuis les dernières grandes guerres, d'opérer en Europe; et comme les sympathies du public ne s'expatrient pas facilement, la Légion apparaît comme une force, héroïque bans doute, mais mystérieuse et vague, dont les exploits éclatent soudain comme des fusées brillantes, puis s'éteignent et s'effacent à l'horizon incertain de nos possessions lointaines. Notre Légion et ses actes se concrétisent en quelques noms populaires : Saussier, Dominé, Villebois-Mareuil, Négrier, et c'est tout. Nul de nous n'en sait plus long.
Et quand la Légion est, comme présentement, attaquée par des ennemis extérieurs, ennemis acharnés, mais dénués de preuves et de bonne foi, nous ne savons que nous indigner, et crier « Ce n'est pas vrai » Nous devinons le mensonge, mais nous ignorons la vérité.
La voici.
La voici, autant du moins que peut la connaître un homme qui, simple soldat et sac au dos, a vécu, en Afrique et en Indo-Chine, la vie, violente et imprévue, du légionnaire, et qui, par un hasard heureux, promu officier sur les champs de bataille asiatiques, a, sans changer de régiment non plus que de compagnie, commandé aux hommes, de qui, la veille, il était le camarade, et de qui il conserva. à travers les années, les aventures et les grades, le dévouement sans phrases et l'affection bourrue.
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Le légionnaire vient d'un peu partout: et si le règlement ordonne qu'on lui demande, à l'arrivée, sa nationalité,on n'exige pas que la réponse soit véridique on ne lui demande aucuns actes civils, certificats ou papiers quelconques; on ne lui réclame que sa signature sur sa feuille d'engagement, une bonne santé, et une robuste constitution.
Par ailleurs la vie commune à la caserne, le dur frottement de l'existence en campagne aux colonies, permettent, grâce à d'inévitables indiscrétions, à quelques abandons irréfléchis, et à l'observation des tics ethniques,de pronostiquer, plus ou moins exactement, l'origine des légionnaires. Les statistiques de Bel-Abbès et de Saïda, les deux portions centrales des deux régiments, ne sont ni plus vraies ni plus fausses que les statistiques du reste de l'univers. Voici ce qu'elles disent
Depuis une trentaine d'années, l'effectif total du corps comprend 45 % d'Alsaciens-Lorrains, 12 % d'Allemands, 8 % de Suisses, 7 % de Belges, 5 % de Français, d'Espagnols et d'Italiens, 4% d'Austro-Hongrois et de Hollandais (qui ont aussi une Légion étrangère, casernée aux viles de la Sonde), quelques Anglais et quelques Asiatiques mineurs. Cette statistique explique, à elle seule, les colères allemandes. C'est peu, en effet, que 1,200 hommes, plus ou moins déserteurs ou insoumis, sur 60 millions de Germains, servent à la Légion. Mais que les Alsaciens-Lorrains réfractaires y dépassent le chiffre de 5,000, voilà qui paraît insupportable, non seulement parce que ce chiffre étonnant, que j'affirme hautement être plutôt inférieur à a réalité, indique l'amour entêté de l'Alsace-Lorraine pour la France, mais aussi, et peut-être surtout, parce qu'il manque combien le traitement des simples soldats dans les armées allemandes effraie les jeunes hommes, plus doux et civilisés, des bords du Rhin.
Et je vide tout de suite, pour n'y plus revenir, cette querelle scandaleuse. L'insoumis de langue allemande afflue à la Légion et il y affluera toujours, malgré la campagne actuelle, peut-être à cause d'elle. Car cet insoumis voit de ses yeux comment les recrues allemandes sont traitées dans les casernes de l'Empire, et il entend de ses oreilles comment nos légionnaires sont traités en Afrique et dans nos colonies. Il l'entend dire dans les nombreux Verein d'anciens légionnaires, qui existent dans les principales yilles de l'Allemagne, et avec lesquels j'ai entretenu de cordiaux rapports, au moment où j'ai créé à Nancy la première société française d'anciens légionnaires. Ces Verein savent la vérité, ils ne se gênent point pour la dire elle est tout à l'honneur de nos cadres d'officiers et de sous-officiers. Les chefs de l'armée allemande la connaissent aussi, et ils savent, quand l'occasion s'en présente, rendre aux galons et aux rubans français qui ornent des bras et des poitrines allemandes, l'hommage qui convient. Et.ce m'est un devoir de déclarer que j'ai entendu vitupérer contre la Légion étrangère et ses cadres par des journalistes allemands, par des parlementaires allemands, par des étudiants allemands et par des savants allemands. Par des officiers allemands, jamais.
Le légionnaire, qui est de toutes les patries, n'en a donc, quand il entre à la Légion, aucune. Lorsqu'il y a passé du temps, il reconnaît alors une patrie. Et ce n'est pas, si généreux qu'ait été son geste, la France. C'est la Légion elle-même, et, dans la Légion, le chef direct.
Le légionnaire n'a ni nom ni âge à la compagnie de dépôt, à Oran, où il débarque, il donne sur lui-même les renseignements qu'il veut, et il se compose ironiquement la personnalité qui lui plait, et qu'on lui consent volontiers, si elle ne jure pas essentiellement avec les signes extérieurs de son individu.
Quand je suis arrivé à Saïda, en 1886, j'ai donné à mon capitaine un nom patronymique qui m'appartenait bien, mais qui, désuet dans ma famille depuis plus de trois siècles, me cachait à merveille. Et les petits Alsaciens de seize ans se disent tout d'abord Helvètes et prétendent, en bombant le thorax, être majeurs.
Et j'ai vu, à Oran, le fourrier du dépôt s'impatienter devant une recrue qui disait s'appeler Muller « Voyons disait-il. Voilà le huitième Muller qu'on engage aujourd'hui ! Ça va faire du « cornard et on ne s'y reconnaîtra plus. Ça ne vous ferait rien, mon garçon, de vous appeler autrement ? » Et comme l'interpellé souriait sans rien dire, ce qui est la façon légionnaire de répondre aux questions oiseuses, le fourrier, incontinent, le baptisa d'un autre nom, que j'ai oublié.
Le légionnaire n'a point de passé. En se déracinant de son pays natal dans pour passer le Sud oranais, il est désormais, de ce passé, le seul confident. Il en devient le tombeau. Car le légionnaire, avant d'échouer, barque désemparée sur la mer humaine, dans ce port âpre qu'est la Légion, a tout connu, sauf une seule chose qu'il recherche et qu'il trouve l'oubli.
Déceptions d'ambition, manies d'inventeurs, excès de prodigues,désespoirs d'amour, ruines scandaleuses, dettes criardes, passions mortelles, folies d'aventures, ils ont tout connu, tout goûté, et, un jour, tout rejeté. Et leur individu leur fait horreur, et leur personnalité leur pèse, et ils ne veulent plus vivre. Ils se renient dans le passé et se renoncent dans l'avenir. Et ils entrent à la Légion, qui leur promet l'effacement certain et la mort probable. Rien, ni l'amitié, ni l'ivresse, ni même la mort, n'ouvrent des cœurs si hermétiquement clos et des lèvres si jalousement scellées. S'ils le veulent, et ils le veulent presque tous, ils' sont là, ignorés, perdus, confondus pour toujours dans la foula informe, où rien ne les atteint plus, pas même le souvenir, pas même le remords. Ils trouvent là, non pas une nouvelle vie, mais un recours contre leur vie ils y attendent de mourir, en tâchant de tromper, par l'action violente, la longueur des jours. Et, jusque dans la guerre, ils jouissent de la paix de l'âme éteinte. Dans ce cloître militaire, où ils ne sont plus que des matricules, le collectif anonyme étreint souverainement et couche, au cercueil de la discipline, ces morts volontaires, que protègent contre la vie extérieure, aussi bien que la croix monacale, les plis de l'étendard.
Et, tout de même, ce sont des hommes.
L'âge, même oublié, la vie, même honnie, leur ont fait des vertus et des vices qui ne sauraient disparaître, et que la règle légionnaire transforme. Cette règle, nette, claire, âpre, infiniment juste, et, en certains cas, singulièrement généreuse, plie les caractères en une même formule,et identifie extérieurement, dans l'obéissance aux chefs et l'indifférence de la mort, ces tempéraments si divers.
Ainsi, tous ces étrangers, étrangers à nous, étrangers entre eux, communient vite à un seul et même type, le type' légionnaire. Et ils sont tous pareils les uns aux autres, dans tout ce qui se voit, s'entend et se fait.
Tout pareils, sauf dans cette cellule intérieure, si profonde, si noire, si murée, que personne, pas même eux, n'y pénètre jamais plus.
Albert de Pouvourville.
A propos de la Légion
Le Gaulois du 13 octobre 1913
Le Petit Parisien. 04/09/1913.
L'Express du midi 25/08/1913
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