Publié le 15/07/1999
La Légion étrangère vit mal la professionnalisation des armées. Elle craint d'y perdre son âme et cette spécificité dont les képis blancs sont si fiers. Un combat de plus
Des fleurs, des légumes, des couleurs vives et les cris des marchands... Sur le marché de Mitrovica, les légionnaires du 1er régiment étranger de cavalerie sont déjà comme chez eux. A la pointe du dispositif français lors de l'entrée des troupes de l'Otan au Kosovo, ils ont ouvert la route au milieu des champs de mines et des derniers militaires serbes qui se repliaient. De la recherche du renseignement sur les caches d'armes à l'exhumation des corps dans les charniers: pour la Légion, c'était une opération presque comme les autres, avec ses phases d'exaltation et ses moments de routine. Une «opération extérieure» de plus qui s'inscrira un jour en lettres brodées sur les plis du drapeau régimentaire. Car dans sa cartouchière le légionnaire n'a pas que des munitions, il a une histoire...
Quoi de commun entre Louis II de Monaco, le peintre Nicolas de Staël, l'écrivain Blaise Cendrars, le comte de Paris, Curzio Malaparte ou Pierre Messmer? Ils ont tous servi dans la Légion étrangère et en ont gardé une marque indélébile. Comme Frédéric Rossif ou Fernand Gravey, et 600 000 autres anonymes qui, depuis 1831, ont écrit avec leurs rêves et parfois avec leur sang la légende de ce corps unique au monde. Ils ont tous voulu, à un instant de leur existence, rompre avec un passé trop lourd. Ouvrir dans leur histoire tourmentée une page aussi blanche que le képi si longtemps convoité et acquis au prix de mois d'entraînement.
La Légion est devenue à ce point mythique qu'on la croit éternelle. Or la voici sinon condamnée, du moins menacée par l'inexorable professionnalisation des armées. Seule à être entièrement professionnelle, elle risque fort de se banaliser, puisque l'ensemble des unités, aujourd'hui, se sont engagées dans cette voie. Le péril est suffisamment grave pour que le général de corps d'armée Piquemal, le «père Légion», tire la sonnette d'alarme: «Nous traversons de fortes turbulences. Les changements actuels peuvent mettre en cause notre spécificité.» Le reste de l'armée de terre - la «régulière», comme on dit dans la Légion, avec un brin de condescendance - prend parfois ombrage de l'espace et de la popularité dont jouissent les hommes au képi blanc; une gloire confirmée, année après année, par l'applaudimètre du 14 Juillet sur les Champs-Elysées. Pour contourner la tribune présidentielle place de la Concorde, chaque régiment se scinde en deux; la Légion, elle, vire en bloc, car elle ne se divise jamais...
Au premier rang de ces «frères d'armes» un tantinet exaspérés par la singularité de la Légion, les troupes de marine, qui partagent avec elle la vocation des engagements outre-mer et en Afrique. Certains ne seraient pas tristes de voir la «refondation» de l'armée professionnelle imposer la mise au pas d'une Légion accusée d'égoïsme. Or la Légion n'est pas qu'une image cent fois célébrée par le cinéma, la chanson ou le roman populaire. C'est un système rodé au millimètre près, une organisation - une famille, une patrie, une religion? - qui ne peut vivre que dans l'exception. «Si nos règles n'étaient plus reconnues, la Légion elle-même n'existerait plus!» tonne le général Piquemal. Quelles règles? Brève revue de détail.
La ferme Le Cuin, à quelques kilomètres de Castelnaudary (Aude). Voilà près de quinze heures que Sung Yang est debout. Ivre de fatigue et de sommeil, il répète: «Je fais du café, tu fais du café, il fait du café.» Sung Yang plisse ses yeux sans paupières, les lèvres presque immobiles. Son camarade francophone lui répète inlassablement à l'oreille: «Je fais du café...» Il y a un mois encore, le Coréen déambulait dans les rues de Séoul. Puis il a acheté un billet d'avion, a bu un peu avant d'atterrir à Roissy. Au bout du RER, il s'est présenté au bureau de la Légion de la gare de l'Est et s'est retrouvé dans le train qui l'a déposé à Aubagne (Bouches-du-Rhône). Là, on ne lui a pas demandé d'où il venait, seulement s'il voulait bien revêtir un anonyme survêtement bleu marine et se soumettre à quelques tests psychotechniques. Une semaine après, sous le patronyme de son choix, il rejoignait le 4e régiment de la Légion étrangère à Castelnaudary, son unité d'instruction, et la ferme Le Cuin, qu'il ne quittera qu'au bout de deux mois et de 400 mots de français parfaitement assimilés.
Sung Yang aura aussi appris à démonter et à remonter son arme individuelle dans le noir le plus complet. Il aura enchaîné des centaines de fois le parcours du combattant. Et, un matin, au garde-à-vous devant le drapeau tricolore, comme mille autres postulants chaque année, il recevra son képi blanc, les larmes aux yeux. Le soir, il noiera son émotion au foyer avec ses nouveaux frères d'armes. Et, avec eux, il entonnera à perdre haleine, avec son inimitable accent asiatique: «Tieng, voilà du bouding...» Ce jour-là, Sung Yang sera devenu légionnaire.
Séjours exotiques
Une fois quitté le creuset de Castelnaudary, le temps d'engagement initial de cinq ans se poursuit dans l'une des unités stationnées en métropole et outre-mer. Aux régiments basés dans le Midi ou en Corse le légionnaire préférera toujours les séjours plus exotiques, de la forêt guyanaise aux atolls polynésiens, en passant par les déserts djiboutiens ou les îles de l'océan Indien. Il partira en «compagnies tournantes» en Afrique, participera à toutes les interventions extérieures où seront impliquées les armées françaises. Et plus souvent qu'à son tour il se retrouvera en première ligne.
Guerre du Golfe (1990-1991): le 1er régiment étranger de cavalerie est aux avant-postes de la division Daguet. Au soir de l'offensive, près de la ville irakienne d'As-Salman noyée dans une tempête de sable, l'humeur des légionnaires est sombre. Déception d'une bataille si vite terminée: «Pas assez castagne, aller jusqu'à Bagdad pour finir boulot», marmonne un légionnaire... Opération «Restore Hope» en Somalie, en 1993: alors que les Américains s'enferrent à Mogadiscio, les Français, dont les légionnaires, pacifient Baidoa. Plusieurs d'entre eux, venus de Djibouti, parlent la langue et, dans les arrière-salles des cafés, à l'heure où le qat délie les langues, recueillent sans peine les renseignements sur les trafics d'armes et les mouvements de troupes. Cambodge (1992-1993): malgré la paix onusienne, les ponts sautent la nuit autour des temples d'Angkor; ils sont reconstruits dès le lendemain par les sapeurs de la Légion. Plus au sud, à quelques coudées des Khmers rouges, les légionnaires, qui ont troqué leur képi blanc contre un béret bleu, patrouillent dans les rizières.
Dans l'ex-Yougoslavie, en 1992, aux heures noires du blocus de Sarajevo, la Légion est chargée de la protection du pont aérien. Au bout de la piste, un poste sous le feu des snipers: «Béret bleu, nicht gut», bredouille ce caporal engoncé dans son gilet pare-balles, le doigt crispé sur la détente. Commentaire laconique du général Piquemal: «Il ne s'agit plus de ?faire Camerone?, mais de participer à des opérations de maintien de la paix, d'assistance humanitaire ou d'évacuation de ressortissants. Et la Légion ne choisit pas. Vous la voyez refuser ces missions, alors que des soldats français se font tuer? C'est sûr que si nous avions le choix nous préférerions remplir des missions de combat. Mais le défi de cette époque, c'est de nous adapter à ces missions nouvelles, sans utiliser, souvent, nos armes, simplement en montrant notre force.»
Pourtant, on ne peut pas dire que ces difficultés découragent les vocations. Traditionnellement, le nombre des appelés est huit fois supérieur à celui des élus. La proportion se stabilise, elle ne fléchit pas. Comme l'ensemble de l'armée de terre, la Légion va devoir maigrir. Elle va passer de 8 500 hommes aujourd'hui à 7 800 en 2002. Le nombre de postulants français augmente, présenté sous des nationalités d'emprunt. «C'est fou ce que la principauté de Monaco peut abriter de vocations militaires, commente cet officier avec humour. Au moins autant que la Belgique ou le Canada francophone.» Quant aux dossiers étrangers, leur origine épouse fidèlement, avec un ou deux ans de décalage, les grands mouvements de notre époque. Espagnols républicains après la victoire de Franco, Allemands à la chute du IIIe Reich, Hongrois après l'insurrection de Budapest, Portugais déçus par la révolution des ?illets, Américains au lendemain de la guerre du Vietnam ou Anglais après celle des Malouines, Russes et Slaves après la destruction du mur de Berlin, Asiatiques avec les périls économiques, comme naguère avec l'afflux des boat people. Les troubles dans les Balkans conforteront, à n'en pas douter, la filière d'Europe centrale.
Mélanges, brassages et sangs mêlés
J'étais un pied-noir d'Angola, confesse Da Costa, caporal-chef d'origine portugaise. Quand il a fallu quitter ma terre de naissance, j'ai voulu tout laisser derrière moi. Et mon passé, et mon pays, et ma famille. Avec un copain allemand, on a traîné un peu en Afrique, dans des endroits pas très sains mais où des gars comme nous trouvaient à s'occuper. Ensuite, nous nous sommes présentés tous les deux au fort de Nogent-sur-Marne, au bureau de la Légion. Ensemble, on a crapahuté de nouveau en Afrique, à Djibouti. Au bout de deux ans, pour ma première permission, je me suis mis en uniforme et je suis allé voir ma famille, au Portugal. Quand mon père m'a vu arriver en tenue, avec mon képi blanc, il s'est mis à pleurer. De fierté, je crois.» Après dix-neuf ans de service, l'ancien mercenaire Da Costa n'a qu'un rêve: obtenir la nationalité française pour se retirer un jour à Perpignan (Pyrénées-Orientales)... Une tradition de naturalisation qui soulève aujourd'hui une polémique juridique.
Graz, lui, d'origine autrichienne, avoue que c'est «un petit problème d'argent» qui a affermi sa vocation légionnaire. «La Légion, c'est l'histoire de la France: mélanges, brassages et sangs mêlés. Nous, nous sommes les seuls immigrés à nous intégrer aussi facilement. Mais c'est vrai que nous sommes les plus militaires de tous les militaires. Alors, fatalement, cela va tout de même devoir évoluer. Le commandement est encore trop intrusif. On nous prend pour des hommes, mais on nous traite comme des gosses. Le mariage d'un légionnaire est toujours soumis à l'autorisation... du ministre de la Défense.»
Imre a quitté sa Hongrie parce qu'il en avait assez de son salaire de misère. Alors que le Rideau de fer était encore debout, il est monté dans son petit avion d'épandage et a franchi la frontière à la barbe de la DCA. Le voilà, la quarantaine atteinte, étalé dans une confortable maison. «La Légion, c'était vraiment la seule occasion de tout refaire, sans regrets et sans états d'âme. Mais, aujourd'hui, on s'occupe un peu trop de nous, on veut nous banaliser. Avant, un caporal, c'était quelqu'un. Maintenant, il faut assimiler autant d'informatique que de technique de combat. Le jeune légionnaire se trouve bien dans un bureau, devant un ordinateur? Tant mieux pour lui, mais très peu pour moi. Quant à l'humanitaire, vous croyez que la Légion est une ONG?»
Mais la Légion en a vu d'autres. Elle a connu des effectifs quatre fois plus importants, mais aussi des risques de dissolution. Elle a été cédée à l'Espagne le 28 juin 1835, le temps d'une guerre, et certains avancent que les Américains l'auraient volontiers récupérée si d'aventure le Parti communiste français avait obtenu en 1981 la disparition de cette «armée coloniale». Elle a failli se déchirer en des combats fratricides quand les Français balançaient entre de Gaulle et Pétain. Mais, toujours, elle a pu renaître et reste la seule unité au monde à intégrer des étrangers sous un commandement national. Aucun autre pays n'est parvenu à cet amalgame. «Le secret, explique un officier, c'est l'encadrement en permanence au contact des hommes. Tout le contraire des Américains, trop lointains, ou des Anglais, plus durs. Nous, nos maîtres mots de commandement sont fermeté et bienveillance. Ne pas transiger sur la discipline, certes, mais se mettre aussi dans la peau des hommes.»
On l'a compris: s'engager dans la Légion, c'est aussi (re) trouver une famille ou une patrie, qui solde les comptes avec le passé, prend en charge le présent dans ses moindres détails et garantit pour l'avenir toutes les formes de la solidarité légionnaire. Illustrations: le service du Moral et le Foyer d'entraide de la Légion. Que n'a-t-on dit du «trésor de la Légion», des participations supposées dans des sociétés de brasserie, d'héritages fabuleux de légionnaires devenus milliardaires ou de dons coulant à flots! En vérité, la Légion gère ses avoirs en père de famille, fait fructifier quelques actifs au soleil du Midi et finance son institution des invalides de Puyloubier (Bouches-du-Rhône) - 150 pensionnaires sans obligation de ressources - grâce à la vente des 250 000 bouteilles produites annuellement par son vignoble classé AOC. Et le Sagle (service des achats groupés de la Légion étrangère) possède en stock plus de 5 millions de francs de marchandises. Prix actuel d'un béret vert: 6,77 euros; d'un képi blanc: 16,15 euros. La rétrocession de ces articles aux seuls légionnaires, ajoutée à la cotisation des régiments, permet d'offrir un secours financier immédiat à tout légionnaire dans le besoin. Le dispositif d'entraide comporte aussi des ateliers de réinsertion, des centres de permissionnaires ou d'hébergement des anciens, le tout largement autofinancé, comme le célèbre Képis blancs, mensuel de la Légion tiré à 15 000 exemplaires et diffusé dans pas moins de 66 pays.
Legio patria nostra. Formée à l'origine, en 1831, de militaires polonais ou allemands chassés de leur patrie pour avoir cru à la révolution, la Légion accepte toujours les engagements sous identité déclarée (entendez plus crûment: fausse identité). En revanche, le nom d'emprunt n'autorise pas toutes les impunités. Contrairement à une légende tenace, les crimes de sang ferment définitivement les portes de la Légion. «Mais nous fermons les yeux sur les ?voleurs de bicyclette?, sur ceux qui ont dû, un jour, courir plus vite que les flics, et la justice reconnaît traditionnellement notre droit d'asile, explique un colonel. Nous avons des réseaux légionnaires qui nous permettent de recouper nos informations. En cas de mensonge, le passé du légionnaire finit toujours par le rattraper.»
Les femmes n'y ont pas leur place
Dans la foulée de sa «refondation», l'armée de terre aimerait bien harmoniser les profils de carrière, rationaliser les filières de formation et redistribuer les places au soleil. «Halte au feu! crient les hiérarques légionnaires. Si vous touchez à des piliers tels que la formation maison ou la promotion en interne des sous-officiers, c'est tout l'édifice que vous risquez de mettre par terre. Si c'est la mort de la Légion que vous voulez, dites-le.» La féminisation est déjà amplement engagée dans l'armée de terre, sauf à la Légion. «La présence des femmes est incompatible avec la nature même de la Légion, explique le général Piquemal. Notre valeur essentielle est la cohésion et la camaraderie entre les hommes. La présence de femmes serait la disparition de la Légion. Les femmes ont toute leur place dans les armées, mais pas chez nous.» Chaque vendredi, dans la crypte du sanctuaire légionnaire d'Aubagne, le général Piquemal reçoit personnellement tout légionnaire quittant l'uniforme. Il lui remet un diplôme de bons et loyaux services. Avant de poser pour l'incontournable photo souvenir, il répète à chacun que la Légion n'abandonne jamais les siens. Mais cette Légion, arc-boutée sur ses valeurs et ses traditions, pourra-t-elle se soumettre aux réformes sans perdre un peu de son âme? Les combats décisifs ne se livrent pas toujours sur un champ de bataille... Dans les mois qui viennent, après tant de dissolutions d'unités, l'armée de terre va créer un nouveau régiment, le seul avant bien longtemps. Paradoxe dans cette guerre de positions entre képis blancs et «réguliers», ce sera, sur le plateau d'Albion, un régiment de génie de la Légion étrangère...